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[note de lecture] Jacques Josse, "Liscorno", par Antoine Emaz

Par Florence Trocmé

Liscorno_couv-web Pour qui se souvient des riches heures de la revue Foldaan, le titre de ce livre ne sera pas énigmatique : c’est le nom du hameau d’enfance de Jacques Josse. Le premier chapitre relate l’arrivée dans la maison, avec le déménagement, dans un camion poussif conduit par Paulo qui, après chaque virage, « ouvrait la portière (…) pour vérifier la bonne tenue du chargement. » « J’avais à peine cinq ans. » (p.8) On ne saura pas grand chose de cette maison : Josse procède avec les lieux comme avec les personnes : peu de vues d’ensemble, seulement des détails signifiants. Ainsi pour les « poutres auréolées de sel au-dessus de la cheminée, là où les morues étaient mises à sécher ». (p.9), et la brève nécrologie des précédents propriétaires. Le dernier chapitre du livre est celui du dernier été à Liscorno, avant le départ pour Rennes, le lendemain du suicide de Salvador Allende (p.91). 
 
Le livre est donc ancré dans un monde à la fois rural et marin, celui de la Bretagne profonde dans les années 60. Un monde de paysans : on peut voir encore Ropert labourer avec ses chevaux Boulonnais et sa charrue à bras, avant que n’arrivent les tracteurs. Mais la mer n’étant qu’à huit kilomètres, elle se fait entendre dès que se met en branle « l’impeccable mécanique du vent d’ouest » (p.37) : elle réjouit dans sa tombe le grand père maternel, « capitaine puis pilote du port de Brest » (p.40). Le père aussi a voulu être marin mais n’a pu réaliser son rêve pour raison médicale ; il travaille comme électricien sur l’île de Bréhat (p.47). Tout le livre est imprégné par cet imaginaire de la mer et des voyages, au travers des personnages rencontrés, des rêveries du narrateur, des histoires de bistrot, et surtout des livres. 
 
Car plus que le récit de la jeunesse de J. Josse, c’est une autobiographie de lecteur que nous propose Liscorno. Chronologiquement, chaque chapitre retrace une rencontre  importante : Corbière, Verhaeren, Kérouac, Kaufman, Snyder, London, Carver, Celan, Genet, Martin, Robin, Ginsberg, Hrabal, Michaux… Mais il ne s’agit aucunement pour Josse de « s’improviser critique littéraire » (p.54) ; il place seulement des balises de lectures, le plus souvent liées à un lieu, une rencontre ou à sa propre pente de la rêverie. Bon nombre d’auteurs américains sont ainsi liés au désir de voyage, au plaisir de la vadrouille et de la fréquentation des bars. L’œuvre, chez Josse, n’est jamais éloignée de la vie, du destin (souvent sombre) de son auteur. « Fragments de poèmes et additifs biographiques (…) qui touchent au destin même des auteurs se mêlent et s’accordent, logés dans une même mémoire. » (p.33) C’est bien cette opération de projection ou de fraternisation qui donne à ce livre son ton si particulier. Et l’on n’est pas étonné dès lors que l’entrée en poésie se fasse par Corbière – pas seulement à cause de la Bretagne, de la mer et du désenchantement grinçant, mais aussi parce qu’un personnage comme le bossu Bitor pourrait prendre directement sa place dans la longue série jossienne des personnages à la fois humbles et fracassés. « Le Grand Cassé », par exemple était le surnom du personnage énigmatique qui « ne consommait que du vin rouge, à peu près un verre toutes les demi-heures (…) au café du bourg », de dix-huit heures à vingt et une heures, sans parler. Mais c’est lui qui indiquera Querelle de Brest à Josse, et donc la lecture de Genet. Entre vivre et lire se tissent des liens inattendus mais profonds : s’il y a une forte attirance pour la littérature américaine, elle a sans doute été préparée par le goût du père de l’auteur pour « Stevenson, London, Conrad, Hemingway, Caldwell, Steinbeck… » (p.44) L’évocation du père est très juste d’affection et de retenue : « nos émotions se croisaient sans se heurter. » (p.46) 
 
Liscorno  est donc une autobiographie particulière, à la façon de Jacques Josse : comme à son habitude, il prend seulement le rôle de pivot du regard mais laisse tout l’espace de la scène aux autres, et aux livres. 
 
[Antoine Emaz] 
 
Jacques Josse, Liscorno, Ed. Apogée, 96 pages, 12€ 
 


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