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Chronique de Milan, par Clémence Tombereau…

Publié le 26 avril 2014 par Chatquilouche @chatquilouche

San Bartolomeo DuomoSanBartolomeo Duomo

 L’espace conserve en son sein l’ombre et la fraicheur, où filtre seulement la lumière teintée des vitraux murmurant d’héroïques histoires. Les vitraux sont bavards, leur logorrhée moirée assaille la vision.

Dans un transept au fond de la cathédrale, une effrayante statue – étrangement méprisée par les touristes – semble n’attendre que lui. Déhanché, dédaigneux, théâtralement écorché, saint Barthélémy tient pour l’éternité un livre ouvert dans la main gauche, nonchalamment bloqué par sa cuisse, comme interrompu dans une fascinante lecture par un visiteur impromptu. Ses jambes, comme l’ensemble de son corps, ne sont que tendons, nerfs à vif, chair dénudée, muscles de marbre. Sur son épaule est jetée une étoffe : sa peau, fraîchement plissée, vient s’enrouler en volute de marbre pour couvrir pudiquement l’innommable bas-ventre.

Au pied de la statue, le spectre spectateur s’abîme dans une contemplation peuplée de rêves morts, alors que sur sa peau – encore vive, encore voluptueuse – frissonne la peur muette : il sera bientôt lui aussi écorché et sa chair en pâture à l’amour carnassier.

 Chien de rue

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 Son verre sur la table est comme lui : presque vide. Tandis que le crépuscule coule sur la ville ses teintes jaune et bleu, il reprend son chemin, chemin de peine au bout duquel, assurément, il ne trouvera rien de bon. La grâce du soir d’été contraste tragiquement avec son état. Les jupes sont courtes, les sourires larges et la plaie sur son âme suinte encore plus.

Sur le Corso Venezia, ignorant les infernaux borborygmes des véhicules, il lève les yeux pour admirer les statues trônant sur le dernier étage d’un palazzo classique. Des femmes et des hommes de pierre, des déesses, des héros prennent la pose dans de souples mouvements. Un genou fléchi, un arc dans la main, une chevelure à peine retenue qui coule sur l’épaule. Figés. Du sol il ne peut distinguer leur visage, leurs yeux. Il les devine beaux, la bouche ourlée – comme celle de sa maîtresse, gonflée, arquée et toujours entr’ouverte sur des mots mystérieux qui se heurtent au silence.

Il s’arrête un instant, au milieu du trottoir, sans se soucier de la gêne qu’il incarne pour les passants pressés. Il s’abîme dans la contemplation, fait défiler les mythes dans son esprit lassé. À ces mythes s’accrochent des lambeaux de sa vie. La rencontre d’Anna, la jeunesse oubliée – regrettée parfois, la naissance de ses enfants, sa gloire, sa maîtresse, les étreintes et les coups, les injures qui crachent, le chien qu’il est devenu.

On le bouscule, on grommelle en lui rentrant dedans ; il ne s’excuse pas. Il est sûrement, à ce moment, sorti de son corps, de son existence et son âme plane dolemment pour rejoindre les cieux. Il aimerait tant ne pas être lui-même. Il aimerait tant la simplicité, qui toujours se dérobe à ses bras désolés. Il voudrait être ailleurs. Autre ville. Autre personne. Sans enfants, sans attaches, sans elle finalement, voguer sur le monde dans un ballon d’indifférence. Il aimerait ne pas détester les heures qui arrivent, ne pas les craindre. Que ses désirs ne soient que des rêves lointains, plutôt que ces corbeaux qui bouffent ses entrailles. Être sage. Comme les autres. Ne pas être un chien. Ne pas sentir la laisse façonnée avec soin par sa maîtresse, ce collier trop serré qui l’étrangle toujours, trop solide, impossible à ôter. Aboyer. Mordre. Sentir sous ses mâchoires se briser son enfer. Il n’est qu’homme et, parfois, les hommes sont moins libres que les plus dociles chiens.

Notice biographique

Clémence Tombereau est née à Nîmes et vit actuellement à Milan.  Elle a publié deux recueils, Fragments et Poèmes, Mignardises et Aphorismes aux éditions numériques québécoises Le chat qui louche, ainsi que plusieurs textes dans la revue littéraire Rouge 

Chronique de Milan, par Clémence Tombereau…
Déclic (numéro 2 et numéro 4) et un essai (Esthétique du rire et utopie amoureuse dans Mademoiselle de Maupin de Théophile Gautier) aux Éditions Universitaires Européennes.  Récemment, elle a publié Débandade(roman) auxÉditions Philippe Rey.

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche :https://maykan2.wordpress.com/)


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