Magazine Culture

L'heureuse mélancolie. Mélodies de Francis Poulenc par Sophie Karthäuser et Eugene Asti

Publié le 27 avril 2014 par Jeanchristophepucek
Marc Chagall Bouquet aux amoureux volants

Marc Chagall (Vitebsk, 1887-Saint-Paul de Vence,1985),
Bouquet aux amoureux volants
, c.1934-47

Huile sur toile, 130,5 x 97,5 cm, Londres, Tate Gallery
© ADAGP, Paris & DACS, London

2013 a marqué le cinquantenaire de la mort de Francis Poulenc, événement qui a été fêté au disque comme à la scène avec plus ou moins de bonheur. Harmonia Mundi nous offre, en ce printemps, deux enregistrements consacrés à ce compositeur dont la cote auprès du public ne semble pas devoir se dévaluer, ce qui ne peut que réjouir ceux qui, comme votre serviteur, nourrissent pour lui quelque tendresse : le premier, réunissant les Sept Répons de Ténèbres et le Stabat Mater dans une très belle lecture dirigée par Daniel Reuss devrait être chroniquée d'ici peu par le blog ami Sprezzatura e Glosas, auquel je vous renvoie, le second, dont il va être question ci-après, est une anthologie de mélodies intitulée Les anges musiciens, qui réunit la soprano Sophie Karthäuser et le pianiste Eugene Asti.

Avec un catalogue de près de deux cents œuvres, la mélodie occupe une place privilégiée dans la production de Francis Poulenc, qui va pratiquer ce genre de 1913, date de Viens ! Une flûte invisible, composée pour le mariage de sa sœur, à l'ultime Nos souvenirs qui chantent en 1962. Le compositeur y trouve un moyen idéal pour exprimer toutes les facettes d'une personnalité multiforme et complexe, en abordant les thèmes qui lui sont chers tout en se mettant au service d'un art qu'il goûtait particulièrement : la poésie. Il faut souligner que s'il mit en musique des auteurs anciens, comme Pierre de Ronsard dont il offrit Àsa guitare à Yvonne Printemps en 1935, sa préférence allait principalement à ses contemporains avec la plupart desquels il était en relation, qu'il s'agisse, entre autres, de Paul Éluard, de Guillaume Apollinaire qu'il eut le temps de côtoyer brièvement avant que la grippe espagnole l'emporte en 1918, de Louis Aragon ou de Louise de Vilmorin.

Si l'amour est très présent et constitue, non sans y semer son lot de doutes et d'angoisses, la ligne de force des deux cycles majeurs présents dans cette anthologie que sont Tel jour telle nuit (1937), empreint d'un recueillement qui souvent s'ouvre sur une gravité frémissante, et Fiançailles pour rire (1939),

Francis Poulenc
aux teintes plus claires mais dont l'humeur légère n'exclut pas des recoins d'ombre inquiète (« Dans l'herbe », « Mon cadavre est doux comme un gant »), l'enfance pointe également le bout d'un nez à la fois candide et moqueur, ouvertement dans La courte paille, un cycle sur des poèmes de Maurice Carême (1960, créé l'année suivante) dans lequel l'espièglerie poussée parfois jusqu'au plus complet surréalisme (« Quelle aventure ! », « Le carafon ») le dispute à une tendresse rêveuse et nostalgique (« La reine de cœur », « Les anges musiciens »), ou, cette fois de façon plus diffuse, dans l'inventaire à la Prévert de « Fêtes galantes », second volet des Deux poèmes de Louis Aragon (1943). Cet humour volatil et volontiers goguenard côtoie sans hiatus l'expression de visions plus tragiques, dont les poignants « C. », pendant de « Fêtes galantes », où résonne l'écho des atrocités de la Seconde guerre mondiale, et Bleuet (1939) qui évoque, sur un poème posthume de Guillaume Apollinaire, qui savait de quoi il parlait, la destinée des jeunes hommes fauchés par la Grande guerre, ou encore Main dominée par le cœur (1946) dont le tempo noté « très allant » ne doit pas faire oublier qu'il y passe le souffle haletant d'un inéluctable qui bée sur le vide. On aurait pu souhaiter, pour qu'il ne manque rien au portrait de Poulenc qu'il dessine en filigrane, que ce récital propose également une mélodie d'inspiration plus clairement religieuse – pourquoi pas l'émouvante simplicité de Priez pour paix ? –, mais l'essentiel est là, entre le bon rire qui croque la vie et la mélancolie des heures de solitude, bercés par les élans du cœur dont les oscillations permanentes entre élan et nostalgie trouvent une de leurs plus parfaites expressions dans les célébrissimes Chemins de l'amour (1940) où passent, sur un rythme de valse, autant de sourires que de larmes.

De ces univers contrastés, Sophie Karthäuser et Eugene Asti, deux musiciens habitués à travailler ensemble, nous livrent une vision d'une poésie et d'une élégance raffinées souvent assez irrésistibles. Soulignons tout d'abord la qualité de la ligne de chant, merveilleusement souple et lumineuse, mais qui ne se cantonne jamais à cette joliesse décorative qui, par l'ennui qu'elle finit immanquablement par distiller, est un des plus sûrs ennemis du répertoire de la mélodie française.

Sophie Karthauser Alvaro Yanez
Ici, rien n'est jamais anodin ou gratuit, l'attention portée aux mots est permanente et elle se manifeste tant dans la recherche permanente d’éloquence que dans celle d'une lisibilité maximale, ce que la comparaison avec des enregistrements considérés comme des références, en particulier ceux de Felicity Lott (Decca, 1996), confirme largement. Si elle se montre très à l'aise et totalement convaincante dans les pièces à l'humeur tendre ou mélancolique – j'ai ainsi tout particulièrement goûté sa lecture de Tel jour telle nuit dont la gravité sans pesanteur et les touches d'espoir judicieusement déposées tout au long des neuf mélodies me semblent fort bien rendre justice à ce cycle aux éclairages sans cesse mouvants –, il manque, à mon goût et sans que cette lacune soit rédhibitoire, à Sophie Karthäuser ce petit soupçon de drôlerie supplémentaire qui rend les interprétations de son aînée inoubliables dans les pages plus humoristiques ou légères. Eugene Asti se montre un accompagnateur tout à fait en phase avec les choix esthétiques de la chanteuse à laquelle il offre un soutien d'une grande minutie dont l'équilibre et le sens de la couleur sont bien souvent remarquables. Il se dégage de ce duo une complicité et une sensibilité évidentes qui rend leur disque attachant et donne l'envie de s'y replonger fréquemment pour y retrouver le riche bouquet d'émotions qui s'y épanouit et dont on respire à chaque reprise des parfums insoupçonnés.

Je vous recommande donc ce récital très maîtrisé qui constitue un bel hommage aux différents visages de la muse de Poulenc et, au-delà, à la mélodie française, un genre envers lequel Sophie Karthäuser dit nourrir de réelles affinités et qui lui convient visiblement tout à fait. On espère la voir y revenir fréquemment à l'avenir en la remerciant, ainsi qu'Eugene Asti, de nous avoir offert aujourd'hui une bouffée de cette mélancolie qui donne du bonheur, celle que Victor Hugo définissait comme la « joie d'être triste. »

Francis Poulenc Les anges musiciens Mélodies Karthäuser A
Francis Poulenc (1899-1963), Les anges musiciens..., mélodies

Sophie Karthäuser, soprano
Eugene Asti, piano

1 CD [durée : 66'12"] Harmonia Mundi HMC 902179. Ce disque peut être acheté sous forme physique en suivant ce lien ou au format numérique sur Qobuz.com

Extraits proposés :

1. « Quelle aventure ! » extrait de La courte paille FP 178
Texte de Maurice Carême

2. « C. » extrait de Deux poèmes de Louis Aragon FP 122

3. « Il vole » extrait de Fiançailles pour rire FP 101
Texte de Louise de Vilmorin

4. « Nous avons fait la nuit » extrait de Tel jour telle nuit FP 86
Texte de Paul Éluard

5. Les chemins de l'amour, FP 106
Texte de Jean Anouilh

Un extrait de chaque plage du disque peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :

Un entretien avec Sophie Karthäuser à propos de ce projet Poulenc et de l'univers de la mélodie :

Illustrations complémentaires :

La photographie de Francis Poulenc est de Denis Manceaux.

La photographie de Sophie Karthäuser est d'Alvaro Yanez © Orfeo artist management


Retour à La Une de Logo Paperblog