Les temps sont durs pour les enseignants. Mais, enfin, ces fainéants l'ont bien mérité, n'est-ce pas?
Retarder les dates du bac pour prolonger les cours en lycée jusqu'en juin, tel est le voeu pieux de notre ministre de l'éducation et de notre président, qui lors de son allocution télévisée a dit qu'il était anormal que les cours se terminent fin mai dans les lycées: j'enseigne depuis 5 ans en lycée et je n'ai jamais fini les cours fin mai, ils s'arrêtent en général autour du 6-10 juin pour laisser place aux épreuves du bac. Mais passons sur cette approximation déjà tendancieuse par elle-même.
Prolonger l'année scolaire. Fort bien. Mais a-t-on correctement réfléchi à cette nouvelle organisation avant de la mettre en place? J'en doute fort si j'en juge à la physionomie du bac de français cette année.
Je m'explique: professeur de français en lycée, je reçois aujourd'hui même ma convocation de jury de baccalauréat de français, et je ne sais pas si je dois en rire ou en pleurer.
Il me faut retirer 70 copies à corriger le lundi 23 juin en fin d'après-midi. Les oraux commencent le vendredi 27 juin, je dois me rendre à 7h30 dans le lycée où j'interroge, où je passerai des journées complètes de 8h à 12h et de 14h à 18h pour faire passer 71 candidats au baccalauréat STG (Sciences et Techniques de Gestion). Ces oraux se terminent le vendredi 4 juillet à 18h. Les notes définitives d'écrit et d'oral devront être rentrées sur le serveur académique avant le lundi 7 juillet à 12h. La commission d'harmonisation des notes est prévue le mercredi 9 juillet.
Faites le calcul: le rectorat de l'académie de Lyon pense qu'il est raisonnablement possible de corriger 70 copies d'écrit du baccalauréat de français en 3 jours (mardi 24 juin, mercredi 25 juin et jeudi 26 juin).
Je soutiens que dans ces conditions, ni moi ni aucun autre professeur de français n'est capable d'assurer une correction juste et honnête. L'expérience m'a appris qu'une quinzaine de copies de français par jour est la limite haute à ne pas dépasser pour assurer un travail de qualité. Corriger demande une grande vigilance, c'est un travail répétitif qu'il faut obligatoirement cesser au bout de quelques heures, par un effet de saturation contre lequel même le Guronsan ne peut rien. Les copies sont souvent longues: une ou deux questions sur des textes, suivies d'un commentaire de texte ou d'une dissertation ou d'un travail d'écriture dit "d'invention". Il faut être attentif aussi bien aux qualités d'expression (orthographe, grammaire, lexique) qu'au respect des méthodes et au contenu (compréhension, qualité de l'argumentation, etc). Chaque note doit être justifiée par écrit de manière précise (une appréciation du style "très bien" n'est pas suffisante). Total: compter de 20 à 30 minutes par copie au minimum.
L'année dernière déjà, nous n'avions que 6 jours (week-end compris) pour assurer les corrections, et j'avais eu des difficultés à terminer dans les temps la lecture des 70 copies qui m'avaient été confiées. Alors, faire le même travail en 3 jours, comment cela serait-il possible?
Qu'à cela ne tienne, nous n'avons qu'à corriger les week-ends! Au milieu de nos oraux, les samedi 28 et dimanche 29 juin, puis après les oraux les samedi 5 juillet et dimanche 6 juillet!
Mais qui a eu l'occasion dans sa vie de faire passer seul des oraux 8h par jour sait à quel point cela est épuisant et demande une attention constante (sans compter que nous sommes souvent convoqués assez loin de notre domicile - temps de trajet en sus). Nous sommes contraints de faire se succéder les candidats sans jamais prendre une seule pause, étant donné que nous n'avons pas d'appariteurs, et que nous ne pouvons en aucun cas laisser un candidat préparer seul son oral dans la salle d'examen. Il n'est même pas possible de se rendre aux toilettes de 8h à 12h et de 14h à 18h, détail peut-être trivial mais indispensable pour comprendre dans quelles conditions se passent ces oraux.
Personnellement, quand je rentre d'une journée d'oral, je suis obligée de me coucher d'épuisement. Je vous laisse juger alors de la lucidité moyenne du jury de bac qui interroge le dernier candidat du dernier jour d'oral de français... Les profs aussi ont des limites dans leurs capacités de concentration. Fatigue intellectuelle et évaluation de qualité ont rarement fait bon ménage.
Comment assurer aux candidats qu'ils seront évalués de manière équitable et objective? Je suis extrêmement gênée vis à vis des élèves et de leurs familles qui s'investissent, pour certains, beaucoup dans le préparation du bac de français et sont conscients des enjeux des notes qu'ils se verront attribuer. Parfois je me dis: s'ils savaient! Certains de mes élèves de Première L de l'an dernier ont eu 2 à l'écrit du bac de français, alors qu'ils avaient rendu une copie complète. Certes, leur niveau n'était pas exceptionnel, et j'aurais compris qu'ils aient 7 ou 8, mais 2, cela paraît aberrant. Suis-je un professeur si médiocre qui prépare mal ses élèves au bac, ou ces 2 furent-ils un acte délibéré de la part d'un enseignant exaspéré d'être traité avec autant de morgue (espérant peut-être ainsi être exempté de correction l'année suivante)? Que dire aux élèves qui viennent me voir dépités, et parfois même redoublent leur Première à cause de cette note catastrophique? Et leur cas n'est pas isolé.
Il se peut que je sorte de mon devoir de réserve en alertant sur les dysfonctionnements dans l'organisation du baccalauréat. Mais cela me semble légitime que chacun sache ce qu'il se passe de l'autre côté du miroir. Qui n'a pas un frère, un cousin, un neveu, un fils qui passe le baccalauréat de français?
Ces conditions ne sont pas nouvelles, et les professeurs de français ont maintes fois signalé les difficultés pour assurer correctement leur travail d'examinateurs. Mais c'est la première année où en plus, pendant les oraux, nous sommes censés continuer à corriger les copies de l'écrit que nous n'aurons pu terminer avant.
Là, je dois dire: la coupe est pleine.
Il y a quelques semaines déjà, à la diffusion des dates d'examen du baccalauréat 2008, de nombreux professeurs de français avaient cosigné une lettre au rectorat de Lyon demandant de revoir le planning du bac de français. Aucune réponse claire n'a été apportée, seulement une vague promesse que les correcteurs d'écrit ne seraient pas convoqués pour assurer les oraux. On voit de quelle manière ces engagements ont été respectés, et quel cas a été fait de notre courrier. J'ai appelé tout à l'heure le service des examens du rectorat de Lyon, qui organise le bac: mon interlocutrice m'a dit qu'elle était "désolée" pour moi (sic!), mais que les dates ne pourraient être modifiées, que je pouvais écrire au chef de la division des examens, mais que 80% des professeurs de français de l'académie étaient dans le même cas que moi (comprenez: c'est pour cette raison qu'on ne peut rien faire pour mon cas, personne d'autre ne va pouvoir corriger mes copies à ma place).
Certains de mes collègues pensent que le bac finira par être supprimé, puisque notre administration se sera échinée à prouver que l'examen ne pouvait pas être organisé dans de bonnes conditions. D'autres disent que ce sont les oraux de français qui sont amenés à disparaître.
Peut-être. Mais un peu de bon sens suffirait pour éviter ces situations ubuesques. Ce sont souvent les détails qui font la différence: avoir un appariteur pendant les oraux par exemple (aïe! il faut le payer et nous devons faire des économies). Ou tout simplement réfléchir aux plannings des épreuves du bac: les écrits commencent le lundi 16 juin et le bac de français écrit a lieu le vendredi 20 juin. Il aurait suffi de décaler l'épreuve de français au lundi 16 juin pour permettre sa correction dans des conditions acceptables. Ou même au mardi 17 juin, en suivant la tradition puisque les années précédentes la philo ouvrait le bal et était suivie du français le lendemain.
Qui a décidé du calendrier du bac 2008? Mystère et boule de gomme. Dans l'éducation nationale, les décisions viennent d'en haut et on ne sait que rarement qui les a prises. C'est commode pour l'administration, puisque personne ne sait à qui s'adresser précisément, comme si les décisions se décidaient toutes seules. Ce sont systématiquement des personnes non décisionnaires qui sont amenées à étancher la grogne des mécontents: les secrétaires du rectorat ou les coordonnateurs de jury de bac (des professeurs de français comme les autres qui servent de tampons entre les correcteurs et leur hiérarchie, et ne touchent pas la moindre prime pour assurer cette tâche des plus ingrates). Même nos inspecteurs paraissent impuissants.
C'est sans doute cela que l'on appelle le mépris de l'administration. Après tout, on achève bien les chevaux, pourquoi pas les professeurs de français?