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[Carte blanche] La diction précise du banal chez Antoine Émaz, par Matthieu Gosztola

Par Florence Trocmé

La diction précise du banal chez Antoine Émaz 
 

On le ressent : les livres de notes d’Émaz, de même que ses recueils de poèmes, donnent toute sa place au banal. Monique Gallarotti-Crivelli notamment a rappelé l’importance du banal dans l’œuvre d’Émaz. Importance que confirme celui-ci face à Pierre Grouix et Yannick Mercoyrol : « [T]oute une part de mon travail vise le banal, le commun, l’ordinaire », ajoutant dans Lichen, lichen : « Je veux extraire la poésie du banal [en le conservant dans son existence indéfinie] ».  
Pour comprendre ce qu’est le banal, il nous faut revenir à son origine. Il y a à l’origine du banal, comme le rappelle Sami-Ali, « la relation qui, dans l’inquiétante étrangeté, rattache intimement en dépit de leur différence le familier à l’étrange, se rompt soudain au profit du familier. Imperceptiblement en effet, par un mouvement de dégradation continu, le familier se mue en banal dans la mesure où il s’affirme à la fois comme identique à lui-même et comme distinct de l’étrange. Le banal, c’est donc le familier qui, à force de familiarité, n’a plus rien à voir avec l’étrange. Dans le banal enfin se marque un arrêt, se parachève une dichotomie que traduit la juxtaposition de deux tautologies : le banal est banal et l’étrange étrange. Cependant pour se maintenir dans son altérité, le banal doit se poser comme n’étant pas l’étrange. Il est tout entier dans cet acte constitutif qui exclut de lui l’étrangeté […] ».  
 
Que le banal exclue de lui l’étrangeté ne signifie pas qu’il soit synonyme de superficialité. Face à Tristan Hordé, Émaz constate ainsi : « [I]l y a une profondeur du banal qui m’intéresse beaucoup. Je crois qu’on peut aller au plus profond de soi, ou de sa méditation sur la vie, sur la mort, avec des outils très simples. ». Et il ajoute dans Lichen, lichen : « Je veux […] creuser [le banal]. Je fore dans l’habituel, le repérable, le déjà-vu, bref le commun, jusqu’à ce qu’il rende une forme de profondeur. Creuser dans le cliché comme dans une dent, jusqu’à ce que cela fasse mal et que l’expérience redevienne sensible. ».  
    
Mais comment faire pour que la langue donne accès au banal, si ce n’est d’abord en étant elle-même banale ? Ainsi, la glaise qu’Émaz sculpte dans ses proses, la pierre qu’il taille dans ses poèmes, c’est un langage courant. C’est un langage qui nous est familier. Qui est notre ordinaire. C’est un langage que l’on peut s’approprier. S’amalgamer. Que l’on peut faire sien, sans distance. Sans réflexion préalable. Que l’on peut reconnaître comme étant part la plus intime et la plus inaliénable de nos vies, dans la façon qu’elles ont de s’entremêler, sans recul, au quotidien le plus quotidien. Comme le note Émaz dans Cambouis : « Pas d’argot dans mes poèmes, mais un langage courant, voire familier qui me convient parce que normal, habituel en même temps qu’il est rugueux et porteur de couches de sens possibles, tout en restant très proche. ».  
 
Émaz refuse la poésie élitiste, parce qu’elle demande une « initiation préalable ». Il écrit dans Cuisine : « Les écritures cadenassées ne m’intéressent pas. Je ne suis pas un perceur de coffres-forts. En plus, si je ne suis pas sûr de la valeur du butin éventuel… ». Pour lui, « un poème devrait pouvoir être lu par n’importe qui, aussi bien par un paysan ou un ouvrier que par un ado qui sort de la découverte de Baudelaire, aussi bien par un golden boy que par une prof de fac », comme il le confesse à Monique Gallarotti-Crivelli. Le banal dans la langue devient ainsi le contraire du « mépris et [de] la vanité ». Ce qui ne veut pas dire que la littérature est obligée de se tenir loin de l’orgueil : prenons comme exemple Reverdy ; c’est l’orgueil « qui nous fait tenir debout, au bout. Mais ce doit être un orgueil pour soi, un orgueil à usage interne contre ce qui nous écrase, non pour écraser l’autre. ».  
 
Mais le banal dans la langue ne prend pas seulement la forme d’un langage courant. Il prend également la forme d’un langage où chaque mot est, le plus souvent, bref. Un poème de Peu importe nous fait prendre conscience de l’importance de ces mots de peu, qui sont pour Émaz les mots aimés : « mots pâles / aimés // très peu de mots reviennent / d’eux-mêmes sous la main // simples // un bercement un calme / comme ondulant sur l’étendue des pages / un chant à bouche fermée sans âge // […] mots seuils / sans rides possibles ». Émaz explique lors d’un entretien : « [D]ans mes poèmes, je n’aime guère les mots au-delà de trois syllabes : ils pèsent trop, font trop de bruit, prennent trop d’importance et de place, surtout dans le vers court. ». Émaz développe cette idée face à Tristan Hordé : « [D]ans la brièveté, c’est l’idée de condensation qui m’intéresse : en un minimum de mots, un maximum de sens. Le travail sur les poèmes consiste toujours à enlever, jamais à ajouter. La matière au départ dans mes carnets est toujours trop importante, il faut supprimer. Même chose au niveau des mots : je cherche systématiquement les mots les plus courts. Plus cela tend vers le monosyllabe, mieux c’est. Tu ne liras pas des adverbes en –ment : trop longs ! Pas un mot trop abstrait non plus ; pas im-bé-cil-li-té mais bê-ti-se… Aller à ce qui est à la fois le plus simple et le plus court. ».  
Pourquoi ce choix d’une brièveté qui soit double : brièveté du poème ou de la note et brièveté de chaque mot qui compose l’un et l’autre ? Émaz note dans Cuisine : « Parvenir à être dense avec rien. Quand on utilise peu de mots », et quand les mots sont brefs, « il faut que chacun pèse une tonne. ». 
  
Ce poids est d’abord un poids sémantique. Émaz développe cette conception face à Tristan Hordé : « Ce que j’aime bien, c’est une sorte d’épaisseur de sens dans un minimum de son ». Les mots brefs « offrent [ainsi] souvent la possibilité d’un double sens, d’une double lecture. Par exemple, “ la vie dure ” ». Le poids des mots brefs est ensuite, pour Émaz, même fantasmatiquement, le poids de l’habitude. Et donc le poids de la vie, le poids du quotidien. Émaz révèle lors d’un entretien : « J’aime bien aussi penser, mais c’est là une rêverie plus qu’une théorie, que les mots s’usent comme les pierres, les galets, les seuils. Les mots les plus brefs seraient les plus usés parce que les plus utilisés dans la langue. […] Les mots les plus épais, en sens et en vie, sont ceux de tous les jours, les mots de peu qui, dans le poème portent bien davantage que les “ gros ” mots ». En ce sens, « [l]es monosyllabes sont des noyaux d’énergie » : exit donc les « mots rangés, fatigués, mous » (Cambouis). Et, face à Tristan Hordé, il affirme encore davantage cette idée : « [L]es mots que j’aime utiliser, comme rien, boue justement, sont la plupart du temps très usés – usés par le temps, par leur usage courant. Ils ne brillent pas, ils sont comme délavés à force d’avoir été utilisés par tout le monde dans la vie quotidienne […] ». Et Émaz d’ajouter dans Lichen, lichen : « Répéter le mot l’use, le creuse et le renforce […] » (nous soulignons). Aussi ces deux poids sont-ils liés. On peut même aller jusqu’à dire que le « poids de l’habitude » donne naissance au « poids sémantique » : les mots sont comme de « la terre […] compactée de sens à force de passages ». Ainsi, si Émaz ne croit pas au « pouvoir ancien, magique, des mots », il ne croit pas « non plus au rien des mots ». « Quand on les travaille un peu », précise-t-il dans une note, « on arrive sur un feu bas, un pouvoir résiduel en quelque sorte ; il doit venir du fait qu’on les utilise toujours, c’est-à-dire tous les jours. J’écris “ une table ”, et il y a une table, imaginairement certes, mais là, pesante, dans la conscience du lecteur. Ne pas m’écarter de ces mots lourds ; n’écrire que des mots avec lesquels tout le monde a vécu (les mots aussi bien que les choses qu’ils désignent) et puis les manier de façon à ce qu’ils puissent imposer ce vécu […] ». 
Encore ce choix de la brièveté dans les mots ne sert-il pas consciemment une visée, et obéit-il davantage à une forme d’intuition. Car, confesse Émaz, « [c]ela s’est fait progressivement, avec les années, sans que je le veuille vraiment. J’ai une manière de faire, pas d’art poétique construit au sens où l’on dirait qu’un poème devrait se faire comme ci ou comme ça. De la pratique avec un certain savoir-faire acquis avec le temps. Je constate qu’à choisir entre deux mots c’est toujours le plus bref qui s’impose. Pas de volonté, c’est plutôt de l’ordre de la pente, ou de l’intuition. ».  
 
Et les intuitions d’Émaz vont toujours dans le sens de la vie du banal, car c’est là que se situent le corps et la chair de nos vies. Depuis que la psychanalyse a coloré de sa fine emprise l’ensemble de nos préoccupations, qu’elles soient quotidiennes, philosophiques, esthétiques..., le banal est le plus souvent nié. Puisque, comme le rappelle Sami-Ali, « [l]a théorie freudienne de l’inconscient » est « la preuve ontologique de la non-existence du banal, au sens où une chose serait simplement ce qu’elle est ». « C’est que l’objet, tout familier qu’il soit, soutient une activité fantasmatique dont il est à la fois le commencement et la fin. » Et Sami-Ali de conclure : « Ce qui, dans […] le quotidien, continue à résister au glissement du banal, tient à une relation que l’objet conserve avec un arrière-plan de sens inépuisable. ».  
 
Or, Émaz nous invite à considérer l’objet en lui-même, dans son quotidien qui est notre quotidien. Il nous invite, note après note, poème après poème, à être en prise avec un banal qui est l’autre nom du réel, dès lors que celui-ci est considéré comme point d’ancrage sans cesse commun et sans cesse recommencé de nos vies.  
Aussi le banal chez Émaz n’est-il nullement banalisation. Et c’est justement parce qu’il n’est pas banalisation qu’il ne consacre pas « la rupture avec l’imaginaire ». Encore la place donnée à l’imaginaire n’est-elle pas l’essentiel. Ce qui demeure l’essentiel, c’est la façon qu’a la poésie d’être « un formidable accélérateur de conscience. Qu’est-ce que cela veut dire d’être là, maintenant, exister ? Et le poème ne répond pas à cette question, il l’acidifie » (Cuisine).  
 
Le poème, alors même qu’il donne toute sa place au banal, et fait vivre ainsi de l’intérieur ce qui fait l’intérieur de nos vies, demeure un gigantesque appel d’air. Il y a, ardent, jamais éteint, ce « besoin de respirer davantage dans une page », et si Émaz sait « l’écueil d’une poésie coup-de-poing ou tract », il y a bien « cette demande première au poète : réponds, qu’as-tu à dire derrière ton bruit pétroleux de vocables, qu’as-tu à dire de vif, de pressant, qui me ferait respirer mieux, moi, lecteur ? » (Cambouis). 
S’il s’agit pour le poème de prendre à bras le corps le banal qui est l’autre nom du réel, c’est en définitive parce que c’est dans le réel que le poème trouve tout son sens. Émaz écrit ainsi dans un livre de notes : « Ce qui est clair », « c’est le mouvement de la réalité à la réalité : un détour en mots pour finalement faire face au réel ». Et il ajoute face à Monique Gallarotti-Crivelli : « [E]n partant de la réalité, la mienne, je peux aller jusqu’à une réalité poétique, le poème, qui, chez le lecteur, va renvoyer à sa propre réalité. Ce circuit-là, j’y crois. C’est même, il me semble, ce qui fait la légitimité du poème. ».  
 
[Matthieu Gosztola] 
 


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