L’homme qui a vu l’homme par Marin Ledun

Imaginez une fissure dans le plancher ou un trou de serrure, par lequel un insecte pourrait se faufiler. Sous ce plancher ou derrière cette porte fermée à double tour, imaginez des voix qui chuchotent et parlent de nous.
Imaginez que je sois cet insecte. Imaginez que vous ne pouvez pas me suivre. Je me faufile partout, dans les moindres recoins. J’épie, j’espionne, j’écoute, j’oriente mes antennes dans toutes les directions, je capte les mauvaises vibrations, je renifle du côté des sales coups. Des centaines d’informations à trier, des récits de vie à décortiquer.
Et soudain, l’une de ces histoires se distingue, sans que je ne sache vraiment pourquoi. Elle enfle et finit par saturer tous mes sens. Je me tapis, je sens, j’écarquille les yeux et j’écoute : il est question du Pays basque, puis d’une rumeur à propos d’un homme. Ça se précise : un homme aurait été enlevé, puis torturé et laissé pour mort, au nom de la défense de nos libertés. Cet homme disparaît.
L’histoire pourrait s’arrêter là, mais d’autres hommes et d’autres femmes le recherchent. Des femmes et des hommes qui ont vu l’homme. L’histoire continue. Je les observe, je note chacun de leurs faits et gestes, j’étudie leurs espoirs et leurs désillusions. Ils gesticulent, ils se débattent, ils font parler les armes et la violence. Ils nous expliquent à leur manière comment fonctionne la démocratie quand elle n’a plus les moyens de la paix.Il s nous racontent une histoire qui est aussi la nôtre. Ils vivent, ils aiment, ils meurent.
Quand leurs voix se taisent enfin, je me mets au travail, je fais mon boulot : je cherche les mots, je bâtis un plan d’action et je commence à vous écrire cet Homme qui a vu l’homme, afin que son histoire ne soit jamais oubliée.