On parle souvent du "fléau", du "cancer du chômage". On parle beaucoup moins des Français sans doute plus nombreux encore qui se sentent piégés dans leur boulot. On se rend bien compte que cette angoisse permanente (et sous-jacente) liée à l'opprobre du chômage, à la perte de sécurité sociale (même si la couverture maladie universelle existe) et d'une mutuelle, à l'impossibilité de se constituer une retraite, toute cette anxiété est totalement contreproductive et mine les fondements de la société. Mais comment y remédier? Sans prétendre vouloir régler le problème, il serait bon de se pencher sérieusement sur le sujet.
En tant qu'auteur qui a fait le choix de quitter son travail alimentaire pour passer à plein temps sur l'écriture, on comprendra que ce sujet me touche particulièrement. L'un de mes pairs, Neil Jomunsi, a publié récemment un article sur son blog intitulé Du revenu de base et de ses potentiels effets inattendus sur la littérature (et l’art en général), qui, tout en me donnant des pistes de réflexion, m'a incité à me poser la question de manière plus générale.
Les premiers jours après être passé à temps plein sur l'écriture, je l'avoue, j'ai mal dormi. Bien que me trouvant dans une situation privilégiée, et n'ayant, grâce à un héritage familial, plus besoin de rembourser mon prêt immobilier, j'ai tout de suite été victime de la pression sociale.
Ma femme a soutenu mon choix, mais elle ne pouvait me protéger contre mes propres angoisses. Etant l'auteur de l'article Mediastox, un outil pour évaluer la toxicité des médias, et ayant été formé dans une Ecole de Journalisme à Paris, je connaissais parfaitement l'aspect "caisse de résonnance" des angoisses qui nous viennent des médias, et en particulier des médias audiovisuels (radio et télé).
Je savais que le fait de maintenir la population dans une anxiété permanente est en fait une stratégie marketing visant, soit à susciter davantage d'audience, soit à susciter plus facilement des actes d'achat pour le consommateur (les deux étant étroitement liés, de par les publicités diffusées avant et/ou après les infos). Je savais les enjeux immenses pour les grands groupes derrière cette stratégie.
Depuis les problèmes de harcèlement au travail dont a été victime ma femme, je savais aussi, non plus en théorie mais en pratique, quel pouvoir cette angoisse sous-jacente de perdre son boulot, et tous les avantages qui vont avec, pouvait donner à des petits chefs qui masquent leur propre incompétence en privilégiant l'attaque pour ne pas avoir à rendre eux-mêmes des comptes.
L'une de mes motivations non négligeables en tant qu'auteur à temps plein me vient justement du fait de ne plus devoir dépendre d'un petit chef pour vivre de mes activités.
J'avais donc déjà des armes pour lutter contre mon angoisse. Gavin de Becker, avec son ouvrage The Gift of Fear m'a donné deux autres règles cardinales:
- Le fait précis que vous craignez quelque chose est la preuve formelle que cette chose n'est pas en train de vous arriver
- Ce qui engendre la peur réelle est rarement ce que vous pensez que vous craignez - c'est ce que vous liez à la peur.
Mon interprétation de la seconde règle de De Becker est la suivante, au travers de cet exemple: lorsque vous êtes en face d'un chien qui grogne, la peur que vous ressentez est fondée car votre intuition sait qu'un chien qui grogne va attaquer de manière imminente (selon les comportementalistes canins, les chiens qui aboient ne sont pas directement en phase d'attaque, ils le font pour rallier d'autres membres de la meute, c'est leur instinct qui les guide). Le fait qu'il ne l'ait pas encore fait vous laisse une marge de manoeuvre, ce qui nous ramène à la première règle. Mais lorsque vous croisez un chien sans son maître dans la rue et que vous vous mettez à penser qu'il a peut-être la rage juste parce qu'il n'a pas de maître, là, c'est votre imagination qui se met à construire une hypothèse infondée.
Donc, nos craintes conscientes et élaborées ne sont pas en rapport avec un danger réel et immédiat pour nos vies. C'est une évidence, mais cela vaut la peine d'être souligné, dans le climat si propice à l'exacerbation des angoisses dans lequel nous vivons.
Il n'en reste pas moins que perdre son travail a des conséquences directes, bien sûr. Ces conséquences sont mille fois plus anxiogènes dans un contexte de chômage que dans celui de plein emploi. Ce qui, bien sûr, stratifie de plus en plus les gens dans leur boulot. Ils se sentent pris au piège, et à juste titre.
Si une solution devait être trouvée, elle devrait selon moi consister à retrouver l'état d'esprit des Trente Glorieuses. Comment? Eh bien, non seulement grâce au revenu de base, mais grâce à un système entier de prise en charge social et de logement qui ne laisserait personne sur le carreau.
Il faudrait aussi, bien entendu, déculpabiliser les personnes sans travail, et que les médias et hommes politiques cessent de brandir à tout bout de champ le Roi Chômage comme un épouvantail.
Oui, il y a moins de travail dans une société qui n'est plus en reconstruction. Et alors? Il faudrait repartir avec "une bonne guerre"? Se retrouver terrés à des kilomètres sous terre dans des abris, et y attendre 500 ans la fin de l'hiver nucléaire, dans l'espoir de pouvoir de nouveau rebâtir et connaître le plein emploi? Et avoir enfin la chance infinie que les médias cessent de nous casser les oreilles avec le chômage?
Alors certes, le système que je préconise ressemble à une utopie. De même que la Sécurité Sociale aurait parue utopique au XVIème siècle. Il faudrait bien entendu repenser en profondeur le système de répartition des richesses.
Mais dans ce cas, ne pourrait-on pas objecter qu'un Etat qui peut d'un claquement de doigts faire disparaître tous les privilèges des citoyens serait un véritable cauchemar, et que seule l'initiative privée peut sauver les individus?
Franchement, je ne crois pas en cette dernière hypothèse. Je crois que nous devons nous faire confiance en tant que collectivité, restaurer les valeurs de solidarité entre citoyens. Il nous faut un filet de sécurité universel et non culpabilisant pour ceux qui y ont recours. Quelque chose qui nous permette, non pas d'être plus dépendants, mais plus libres, au contraire, dans nos choix professionnels. Quelque chose de facilitant pour l'initiative privée, et non l'inverse.
Et dans ce filet universel, le logement doit occuper la première part, car c'est sans doute l'une des principales causes de stress. J'ai bien conscience que je n'aurais pas pu faire ce choix de vie porté à 100% vers l'écriture si ce problème n'avait pas été résolu pour moi.
Et pour ma retraite et ma mutuelle, me direz-vous? Eh bien oui, j'ai fait le choix personnel de m'en priver, parce que ces deux facteurs limitaient de trop ma liberté et ma marge de manoeuvre. C'est un choix personnel, et chaque personne en face d'un tel choix doit soigneusement peser le pour et le contre.