Magazine Société

Ukraine : le choc des empires

Publié le 17 mai 2014 par Laurentarturduplessis

Le manichéisme du Bien et du Mal

Les médias occidentaux réduisent généralement la crise ukrainienne à un affrontement entre le Bien et le Mal. Le Bien serait défendu par le gouvernement provisoire de Kiev. Pourtant, ce gouvernement est illégal : il est issu du putsch de Maidan ayant renversé en février dernier, trois mois avant le terme de son mandat, le président Viktor Ianoukovitch, élu en février 2010 dans des conditions jugées acceptable par l’Union européenne (UE) elle-même. Le Mal serait incarné par les prorusses de Crimée (désormais rattachée à la Russie) et de l’est de l’Ukraine. Ils ne seraient que les marionnettes de Vladimir Poutine, désigné actuellement par l’Occident comme son Ennemi public n°1.

Affrontement Occident-Russie

Cette démonologie proposée à la consommation de masse cache le véritable ressort de la crise ukrainienne : la lutte des empires. Aidé de ses vassaux européens, l’empire américain, de plus en plus chahuté, veut empêcher l’empire russe de renaître de ses cendres. La politique étrangère américaine est régie par les théories du géographe et géopoliticien britannique Halford MacKinder (1861-1947) reprises par l’universitaire américain Zbigniew Brezinski, ancien conseiller du président Carter, notamment dans son livre Le grand échiquier : l’Amérique et le reste du monde (1997). MacKinder opposait « l’île mondiale » (Heartland), constitué des continents eurasiatiques et africains, aux « îles périphériques » (Outyings Islands), composées principalement de l’Amérique et de l’Australie, baignées par un « océan mondial ». C’est la rivalité entre les puissances terrestres et les puissances maritimes, nommées thalassocraties. La domination du monde passe par celle du Heartland. Il s’agit surtout de contrôler la plaine allant de l’Europe centrale à la Sibérie. Guidé par cette vision géopolitique, le Royaume-Uni d’avant la Première Guerre mondiale redoutait la spectaculaire montée en puissance de l’Allemagne et l’axe Berlin-Moscou forgé par le chancelier Bismarck, qu’il s’employa à rompre. De nos jours, les États-Unis, auxquels Brezinski assigne la mission de dominer le monde, veulent empêcher la renaissance de l’empire russe désintégré dans la chute de l’Union soviétique en 1991.
C’est pourquoi, loin de reconsidérer les buts et moyens de l’OTAN à la fin de la Guerre froide, Washington a étendu cette organisation « atlantique » à l’Europe de l’Est, absorbant des pays de « l’arrière-cour » de la Russie : Estonie, Lettonie, Lituanie, Pologne, Slovaquie, Hongrie, Roumanie, Bulgarie. L’OTAN a même prétendu s’incorporer la Géorgie. Le projet américain, via l’OTAN, d’installation d’un bouclier antimissiles en Europe de l’Est (qui vient d’être annulé pour la Pologne)  inquiète Moscou au plus haut point. Les Organisation non gouvernementales (ONG) américaines ont stimulé les révolution « de couleur » dans des pays voisins de la Russie, dont l’Ukraine : « Révolution orange » de 2004, putsch de février dernier et ses suites. Actuellement, 400 mercenaires de la société Blackwater, rebaptisée Academi, épaulent l’armée et les milices de Kiev contre les séparatistes de l’est en portant l’uniforme de la Sokol, les forces spéciales ukrainiennes.
Après la désintégration de l’URSS, Washington a donc poursuivi sa politique de « containment » de la Russie. Y compris au moyen de « la ceinture verte » de l’islam, en encourageant le djihadisme en Syrie (contre le gouvernement syrien allié de Moscou) et dans le Caucase.
Marché commun politiquement dominé par les États-Unis, l’UE s’est, elle aussi, ramifiée vers l’Est, absorbant la Finlande, les États baltes, la Pologne, la République tchèque, la Slovaquie, la Slovénie, la Croatie, la Hongrie, la Roumanie, la Bulgarie. Résultat : la Russie se sent assiégée.

En Géorgie en 2008, en Ukraine cette année, Poutine est passé à la contre-offensive, avec l’appui de l’opinion publique russe.
La guerre civile s’installe en Ukraine. Kiev a actionné l’armée contre les séparatistes de l’est du pays. Des morts sont à déplorer de part et d’autre. Et les Occidentaux brandissent la menace d’une « phase 3 » des sanctions économiques contre la Russie si l’élection présidentielle ukrainienne prévue pour le 25 mai ne se conforme pas à leurs souhaits. Ce serait particulièrement malvenu en ces temps de fragilité de l’économie mondiale : faire choir une économie russe qui est déjà en net ralentissement aurait des répercussions négatives sur l’Europe et le reste du monde.

Le grand marché commun UE/États-Unis

Entre l’Occident et la Russie, le fossé s’élargit. Cette évolution est conforme à la stratégie américaine consistant à isoler l’Europe de la Russie, afin de diviser le « Heartland ». En ce moment, Washington a un motif crucial de pousser les feux en Ukraine : les discrètes négociations en cours sur le Transatlantic Trade and Investment Partnership (TTIP). Il s’agit d’installer un grand marché commun transatlantique UE/États-Unis dont la raison d’être ne serait pas l’abaissement des barrières douanières entre les deux parties (elle ne s’élèvent qu’à 3%), mais celui des barrières réglementaires faisant obstacle à la pénétration de produits américains en Europe : OGM, poulets chlorés, bœuf aux hormones et autres… Washington veut achever de rabattre l’Europe dans le giron américain à la faveur de la crise ukrainienne.

La défense du dollar

L’empire américain repose sur le statut du dollar, monnaie de référence du système monétaire international. Ce privilège monétaire est menacé par la persistance du marasme de l’économie américaine consécutif à la crise de 2008 : les mesures de relance budgétaires, et monétaires par création massive de dollars (quantitative easing) n’entraînent qu’une faible reprise de l’économie réelle. Le dollar est l’objet d’une perte de confiance qui se traduit par l’utilisation grandissante, dans le commerce international, d’autres monnaies (euro, yuan, rouble…) quand ce n’est pas l’or ou le troc. Washington considère le TTIP, et son symétrique dans la zone Asie-Pacifique, le Trans-Pacific Partnership (TPP), comme le moyen de se protéger.

Le rapprochement sino-russe

L’hégémonisme agressif de l’Occident rejette la Russie poutinienne vers la Chine, avec laquelle elle resserre ses liens économiques, militaires et politiques, notamment dans le cadre de l’Organisation de coopération de Shanghaï (OCS), qui regroupe la Russie, la Chine (y compris Taïwan), le Kazakhstan, le Kirghizistan, le Tadjikistan, l’Ouzbékistan.

La cécité des élites européennes

Très liés à la Russie, les milieux d’affaires allemands (ceux des grosses moyennes entreprises) essaient de calmer le jeu. Mais Angela Merckel reste atlantiste, malgré la forte dépendance de son pays au gaz russe. Le droit-de-l’hommisme est le bréviaire de la politique étrangère des Européens, en fait satellisée autour des États-Unis. Ceux-ci, contrairement aux Européens, orientent (tout à fait légitimement) leur politique étrangère en fonction de leurs seuls intérêts nationaux. Il faudrait que les Européens s’affranchissent de la tutelle américaine et proposent à Poutine un partenariat visant à exploiter au maximum la complémentarité entre leurs économies et celle de la Russie, et à organiser un front commun contre la prolifération nucléaire et le terrorisme islamiste.
Au lieu de quoi les Européens exaspèrent la Russie tout en bradant leurs budgets militaires. Ils s’imaginent pouvoir compter sur l’automaticité de la protection militaire américaine alors que Washington, obligé de réduire le budget du Pentagone et polarisé sur la Chine, concentre ses troupes dans le Pacifique (nonobstant une petite « réallocation » d’effectifs en Europe, notamment en Pologne).

Le péril de la Troisième Guerre mondiale

Depuis septembre 2002, date de la première édition de La Troisième Guerre mondiale a commencé (éditions Jean-Cyrille Godefroy), j’ai constamment alerté, par mes livres (le dernier, paru en février 2013, s’intitule "Le monde s’embrase"), par mes conférences, par ce blog, sur le risque d’une Troisième Guerre mondiale.
Dans un entretien paru le 16 mai dans le quotidien allemand Bild, Helmut Schmidt, qui fut chancelier social-démocrate allemand de 1994 à 1982, vient d’en faire autant. « Le danger que la situation s’aggrave comme en août 1914 grandit de jour en jour. La situation me paraît de plus en plus comparable. L’Europe, les Américains et aussi les Russes se comportent comme ce que décrit l’auteur [d’origine australienne] Christopher Clark dans son livre Les somnambules ». Schmidt impute à Bruxelles une part de responsabilité dans l’aggravation de la crise ukrainienne. Les fonctionnaires et les bureaucrates à Bruxelles « comprennent trop peu [la politique étrangère], dit-il. Ils placent l’Ukraine devant le soi-disant choix de se décider entre l’Est et l’Ouest ». Schmidt juge l’UE « mégalomane » : 
Bruxelles « se mêle trop de politique étrangère, alors que la plupart des commissaires européens la comprennent à peine. L’exemple le plus récent est la tentative de la Commission européenne d’intégrer l’Ukraine. Et après encore la Géorgie. Pour mémoire, la Géorgie se trouve hors de l’Europe. C’est de la mégalomanie. Nous n’avons rien à y faire ». 

Schmidt souhaite que le Parlement européen « se révolte », qu’il fasse un « putsch » pour conquérir plus de prérogatives face à la commission « composée de 28 commissaires et de milliers de bureaucrates ».
Dans mon ouvrage de 2002 et les suivants, j’exprimais la crainte que la Russie participe à la Troisième Guerre mondiale dans le camp antioccidental. Hélas, ce risque se matérialise de plus en plus. Dans cette configuration, les Européens seraient directement exposés et très démunis, eux qui saignent ce qu’il leur reste de budgets militaires sur l’autel de l’austérité tout en prétendant jouer les redresseurs de tords à chaque occasion.



Retour à La Une de Logo Paperblog