Trois heures quinze, petit matin. Deux petites billes percent l’obscurité. Soudainement. Un corps se redresse. Violemment. Envoyant valser au passage une petite tribu nocturne. Un ours à l’oreille morcelée. Un castor égratigné. Un éléphant mauve. Et quelques poupées de chiffon. Le souffle haletant, les mains d’Émilie attrapent fébrilement sa tête comme pour tenter d’y remettre un peu d’ordre et calmer ses angoisses. Mais aucun fluide magique n’en sort, jamais. Et, comme toutes les nuits, celle-ci s’annonce longue et beaucoup trop noire…
Chaque nuit, la même scène qui se répète inlassablement. Comme un mauvais scénario qui ne trouverait jamais sa fin. À trois heures quinze, toujours, Émilie se réveille en sursaut, émergeant en une réalité marquée par cet horrible cauchemar. Toujours le même. Elle prend une douche dans les vestiaires d’un gymnase. D’abord, un fin filet d’eau s’écoule du pommeau, coulant le long de son corps. Effleurant chaque sinuosité de son anatomie, délicatement, la couvrant de frissons. Puis, soudain, l’eau se met à couler fort, encore plus fort, creusant chaque parcelle de son corps. Alors elle redevient cette petite fille à la fragilité exacerbée, derrière cette ondée déchaînée. Elle a peur. Elle court. Pour échapper à ce sadique pommeau. Pour laisser derrière elle cette petite fille fragile. Mais le pommeau la suit, crachant du sang. Elle tombe à terre et sa tête vient cogner contre le sol. Un peu de son sang se mélange à celui qui inonde désormais le vestiaire. Du sang dedans. Du sang dehors. Elle rouvre un œil et, devant elle, distingue presque le visage de ce pommeau qui fonce droit sur elle. Et, à chaque fois, elle se réveille à ce moment-là. Blême, affolée, horrifiée par ce qu’elle vient de vivre. Encore. Sans jamais parvenir à en comprendre le sens. La seule chose qu’elle sait, malheureusement, c’est qu’à partir de trois heures quinze, elle ne parvient jamais plus à fermer l’œil.
Alors, mécaniquement, elle répète les mêmes gestes de ses petits matins. Elle presse sur l’interrupteur. Fait son lit. Y redépose sa petite tribu. Fait couler un café. Ouvre le volet du salon. Se poste devant la fenêtre. Allume une cigarette. Et contemple la forêt qui lui fait face. Dehors, il fait encore nuit. Chez elle, toutes les ampoules sont allumées, comme pour faire fuir ces ténèbres qui l’enclavent. Cela fait des années que ça dure. Le vestiaire. Le pommeau. Le sang. Des années qu’elle se réveille en sursaut. Des années qu’elle fixe l’aiguille du cadran qui avance au ralenti entre trois heures quinze et six heures, petit matin. Des années qu’elle angoisse à l’idée d’aller sous la douche. Des années qu’elle se sent prisonnière de sa propre vie. Elle avait déjà songé à changer tout ça. Aller voir un psychologue, peut-être. Pour l’aider à comprendre ce qui avait bien pu se passer dans sa vie pour que ce cauchemar qu’elle ne comprend pas la réveille ainsi chaque nuit. Mais jamais elle n’avait franchi le pas. Au fond, ce qu’elle aurait pu découvrir lui faisait peut-être bien plus peur que l’inconnu. La violence de ce cauchemar ne présageait rien de bon, et le fait que sa mémoire ait décidé d’occulter un pan de sa vie la terrifiait.
Quelques cafés et cigarettes plus tard, alors que son réveil – qu’elle n’a jamais songé à désactiver – se
met à retentir dans son petit appartement, Émilie se dirige, fébrile, en direction de la salle de bain. Elle ôte ses vêtements et fait couler, doucement, l’eau du pommeau de la douche. Une hésitation. Elle entre finalement, laissant l’eau glisser le long de son corps un instant, un instant seulement. Elle se sèche. Enfile rapidement des collants et une robe. Peigne ses longs cheveux. Jette un coup d’œil contre le miroir. Esquisse une moue. Revêt son masque. Et descend dans la rue. Armée d’un sourire ajusté. Drapée d’émotions mille fois trop grandes.