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"L'épée des cinquante ans" de Mark Z. Danielewski

Par Leblogdesbouquins @BlogDesBouquins
Chers BdBistes. Lorsque l’on tient un blog littéraire, même en toute humilité comme nous le faisons, on entretient nécessairement l’espoir que notre avis intéressera quelqu’un (si possible plusieurs personnes) qui prendra (prendront) plaisir à nous lire. Et parfois même, dans un élan franchement mégalomaniaque, on se prend à imaginer que cet avis sera véritablement utile à certains visiteurs, en les guidant dans leurs choix de lectures, les amenant à découvrir des aspects d’une œuvre à côté desquels ils étaient passés ou à réfléchir sur des points qui ne leur avaient pas posé question jusqu’alors.Si chacune des phrases ci-dessus vous a fait hocher la tête, sachez que vous êtes à quelques mots d’une nouvelle révélation sur le sens de la vie bloguistico-littéraire. Car je déclare aujourd’hui que tenir un blog littéraire est surtout utile au développement culturel et intellectuel de celui qui l’anime. Et les raisons en sont nombreuses. L'une des plus prégnantes (bien que des moins réjouissantes), sur laquelle je ne m’étendrai pas, est sans conteste possible la capacité des lectures « imposées » (dont celles offertes en échange de critiques par auteurs et éditeurs), à nous révéler des profondeurs insoupçonnées dans le domaine de la nullité littéraire (je pense être arrivé récemment au fond de la fosse des Mariannes, mais je ne veux plus émettre d’avis définitif en la matière). Je développerai plutôt aujourd’hui la problématique soulevée par ces livres, qui ne sont peut-être pas si rares, qui vous ont semblé d’un triste gris lors de leur lecture (malgré le bel orange de la couverture du jour), mais qui, lorsque vous vous mettez à réfléchir à ce que vous allez écrire à leur sujet, révèlent un incroyable potentiel pour la construction de votre critique. Potentiel qui, si vous n’y prenez pas garde vous amènera à livrer un billet dithyrambique sur un bouquin que vous n’avez pas aimé et dont vous ne souhaiteriez surtout pas conseiller la lecture. La preuve par la dissertation.
L’avis d’Emmanuel
Thèse (mon avis)Danielewski est un auteur terriblement à la mode. Il s’est fait connaître du public avec sa fameuse Maison des feuilles (qui manque pour le moment à mon palmarès), sur lequel les éloges ne cessent de pleuvoir (voir la page Senscritique du livre pour s'en convaincre). La légende ayant été d’autant alimentée par chez nous que le livre est resté introuvable dans sa traduction française jusqu’à peu. Un livre et demi et une quinzaine d’années plus tard, il est désormais considéré comme un auteur culte de la littérature 2.0, peut-être même son inventeur, l’un des écrivains les plus innovants de son temps.Aussi imaginez-vous bien le brillant de mon œil lorsque déchirant le papier du cadeau offert par mon comparse et ami JB, je découvrais le titre aussi chatoyant que la couverture de ce dernier opus de l’auteur pré-panthéonesque. Nous étions à la période des fêtes de fin d’année, je m’installai bien confortablement au coin du feu et commençais à lire l’avant-propos de l’auteur en forme de calligramme. Une heure et demie plus tard, je refermai le volume et allai me coucher pour une nuit de rêves agités, pleins d’ogres littéraires riant de leurs plus belles dents en me jetant au visage des « tout ça pour ça » démoniaques. Et lorsque j’ouvrais l’œil au petit matin dans la sueur de mes cauchemars, il ne me restait plus qu’à me soumettre à la triste évidence : le dernier roman de Danielewski, pour moi son premier, n’était à mes yeux rien d’autre qu’une sympathique petite histoire (genre nouvelle de trente pages), diablement entortillée et parfaitement marketée. Vraiment rien de plus.
Car en gros, L’épée des cinquante ans fait le récit d’une soirée, vue à travers les yeux de Chintana, ouvrière dans un atelier de couture, mais dite par la voix des enfants (devenus adultes ?) qui furent les autres protagonistes importants de la sauterie. Une soirée qui fut principalement marquée par le récit en forme de conte, par un narrateur des plus étranges, de sa quête d'une mystérieuse épée magique. Et récit dont l’achèvement précéda de peu une apothéose aussi fantastique que cinématographique. Au service de ce synopsis fort, se trouve une narration déstructurée à l’extrême, les phrases étant précédées de petits symboles pour signifier les nombreux changements de narrateur (changements sans répercussion aucune sur le fil de la narration) et comme saupoudrées au fil des pages (plus précisément des pages de gauche). La langue est distordue et les mots sont déformés sans que cela crée de véritables motifs ou styles identifiables. Et de vilaines broderies (pas de véritables broderies sur la page, hein, seulement des photographies sur papier glacé), dont la raison d’être ne saute pas aux yeux à la lecture (n’était le métier de Chintana), viennent s’intercaler entre ces espaces vides, pour un rendu que les moins exigeants en matière esthétique jugeront au mieux moyen.Pour être clair, à mon sens, « l’histoire » aurait eu sa place dans un recueil de nouvelles d’auteurs sud-américains du XXe, et elle y aurait été appréciée. Mais l’épaisse couche de « créativité » qui lui a été appliquée pour la faire passer du statut de petit conte à celui « d’œuvre » m’a semblé aussi artificielle que superflue, ce qui est pour moi l’un des plus graves pêchers littéraires.
Antithèse (ce que le livre aurait voulu faire de mon avis)Qu’est-ce qu’écrire sinon tisser avec des phrases la trame d’une histoire ? Qu’est-ce que vivre sinon entremêler sa trajectoire avec celle d’autres personnes pour faire exister le monde ? Chintana est couturière, mais elle aurait pu être Parque. Dès le début du récit, elle s’entaille le doigt avec une lame de ciseaux puis évoque sa rupture d’avec le beau Pravat qui l’a quittée pour l’insupportable Belinda Kite. Et les fils de s’entremêler et la métaphore de commencer à se filer. La lame qui tranche la chair, celle qui met un terme aux histoires, celle qui interrompt le fil de la vie…  Dès lors, tout ce qui aurait pu être vu comme incongru dans cette Epée des cinquante ans se gorge de sens. Les broderies en guise d’illustrations qui matérialisent ce que tisse le texte. La narration à plusieurs voix, autant de fils qui, bien que de couleurs différentes, dessinent un motif unique et commun, un tout. La dissémination des segments de phrases sur la page, qui rehaussent son uniformité comme autant de motifs brodés. Et bien sûr le sens métaphorique du récit, quête de cette lame qui rompra l’intégrité du tissu, pour peut-être en libérer les fils constituants… La petite histoire devient alors fable, le tapis tapisserie et le lecteur se trouve emprisonné dans la trame qui se tisse autour de lui, telle la chrysalide dans son cocon, jusqu’à ce que la lame libératrice en tranche net le fil qu’aucune force ne serait parvenue à briser. Et c’est alors seulement qu’il se rend compte que de larve il est devenu imago, pareil aux papillons qui apparaissent sur les dernières pages du roman, et qu’il déploie ses ailes nouvelles brodées de motifs chatoyants pour les faire sécher au soleil.
Synthèse (A lire ou pas ?)Depuis ma première lecture, le temps a passé sans que je parvienne à bien accepter l’échec de cette rencontre. Persévérant par nature,  j’ai enchaîné sur un autre Danielewski, Ô révolutions, et l’ai beaucoup apprécié (teaser, ce sera ma prochaine critique). J’ai discuté de l’auteur avec une connaissance qui l’a choisi pour sujet de sa thèse de littérature. Et j’ai donné à lire L’épée des cinquante ans et été encouragé  à m’y frotter de nouveau par le retour constructif, quoi que fort intellectualisé (j’aurais dû me méfier) que l’on m’a fait. Naturellement, j’ai fini par le relire.Et mon avis n’a pas changé. L’épée des cinquante ans est probablement un livre débordant d’intelligence et d’inventivité, dans lequel chaque bizarrerie pourrait être expliquée par un exégète suffisamment forcené pour vouloir à tout coup « percer » « le mystère » Danielewski (cf antithèse ci-dessus, qui en raison de préoccupations de concision, s’est abstenue d’envisager la dimension psychanalytique potentielle –épée oblige- de l’œuvre). Mais c’est un livre qui à mon sens ne fonctionne pas. Ni sur le plan de l’émotion ou de la poétique, comme peut le faire Ô révolutions (prochaine critique, reteaser), ni sur celui du sens ou du pouvoir d’évocation.Toutes choses qui ne seront toutefois que de peu d’importance si le rôle affecté à ce livre se limite à tenir sa place bien en évidence sur les rayonnages d’une bibliothèque, de manière à ce que des invités impressionnables s’en emparent pour le feuilleter pendant que vous leurs servirez quelques phrases pompeuses choisies parmi celles que je vous propose ci-avant ! A mon avis, c'est en tous cas ce qu'il pourra vous offrir de meilleur !

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