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Balbutiements chroniques, par Sophie Torris…

Publié le 21 mai 2014 par Chatquilouche @chatquilouche

Cher Chat,

Le verdict est tombé : coupable de palimpseste*. Dans mon livre à moi, les nouveaux chapitres occultent

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les anciens. Pour ma famille du Vieux Continent, je suis devenue nord-américaine. Malheureusement, il faut y voir un euphémisme, car, derrière cette deuxième citoyenneté, se dessine en filigrane le spectre de l’individualisme. J’aurais donc perdu le sens de l’empathie en quittant la France ? Il me semble pourtant que l’Hexagone ne s’illustre pas dans toute sa solidarité ces derniers temps…

Mais reprenons ma table des matières, voulez-vous, le Chat, afin de comprendre pourquoi ma ligne de conduite est en dérangement.

Très jeune déjà, j’écrivais dans les marges, je gribouillais mes pages de garde, faisant fi des incipits parentaux, désireuse d’inventer ma quatrième de couverture. J’ai fait de ma vie des cocottes en papier, avant d’en faire un gros avion avec du papier timbré. C’était un peu fou de m’affranchir ainsi, de tout quitter, et ce fut une épreuve aussi de tourner la soie de mes pages d’enfance, sans nous déchirer. Je sais bien que j’ai froissé leur amour-propre en m’éloignant, mais mes parents ont toujours eu tendance à croire qu’ils étaient les seuls à en souffrir.

« Tu es devenue nord américaine. » Faut-il y voir un reproche, un regret ou une incompréhension ? Certes, j’ai dérogé de la préface que mes parents avaient imaginée pour moi. Coupable d’avoir falsifié mes papiers, je ne suis plus conforme à ma genèse. J’ai quitté ma maison d’édition pour méditer désormais à compte d’auteure, indépendante, sur du papier recyclé, alors que chez nous, on use de papier carbone depuis des générations.

Je ne saurais mettre ma famille à l’index, elle sera toujours dans mes p’tits papiers, mais si nos parchemins sont perforés en leur centre, n’est-ce pas pour qu’on se sente un jour le nombril du monde ?

« Tu es devenue nord-américaine. » Suis-je à ce point devenue étrangère au pays de mes ancêtres ? Je proviens d’une longue lignée d’Emma Bovary, bourgeoises de province, de mères en filles, un peu à l’étroit dans leurs codes, aspirant à un ailleurs, mais sur papier quadrillé à en-tête. J’aurais pu m’attacher moi aussi à mon titre et perpétuer cette collection classique en conservant la ligne droite. Mais j’ai saisi le livre d’occasion, tentée par une autre ligne d’horizon. De tous les romans éponymes, j’ai choisi Maria Chapdelaine. J’avais peut-être besoin de faire impression.

Je me suis déboisée, débroussaillée, défrichée pour réimplanter mes racines sous un autre ciel, sous un autre climat. Je me suis bêchée, sarclée, binée avant de pouvoir semer le grain de mes nouveaux papiers. J’ai vécu avec l’angoisse de la page blanche. Et si ce que j’avais à écrire n’était que sommaire ?

J’ai fini par improviser.

Papier brouillon d’abord, papier mouchoir souvent, car papier cul parfois. Et puis enfin, un jour… papier musique. Ce début de partition écrite à l’encre bleue de lys, je ne le devais qu’à moi-même. Alors, le Chat, je me dis qu’il est peut-être né là cet individualisme nord-américain. Dans le fait de ne pouvoir compter que sur moi-même, d’avoir eu tout à bâtir sans l’aide de personne. Dans cette nécessité de se faire confiance et de croire avant tout en ses ressources personnelles pour assurer sa survie.

Je ne suis pas loin de m’envoyer un petit bristol de félicitations, on dirait ! Je ne cherche pas pour autant à excuser cet individualisme. Nous sommes bel et bien ce que les autres perçoivent de nous. J’ai l’air bonne pâte comme ça, mais je ne suis pas toujours un papier cadeau et je ne me plie pas facilement.

« Tu es devenue nord-américaine. » Dans cette affirmation, la distance entre aussi en ligne de compte. Vivre à l’étranger m’a sans doute éloignée de certains centres d’intérêt que nous partagions autrefois. J’arrive avec ce nouveau lexique dont je suis fière, ces 500 nouvelles pages d’annexes. J’ai sans doute du mal à lâcher ma rame* pour revenir sur mes premiers chapitres.

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Aujourd’hui, mes papiers sont en règle. Mon François Paradis, même si c’est Surprenant*, est devenu un Eutrope Gagnon en s’attachant à cette terre comme si c’était la sienne. Ma Maria à moi est heureuse, même si, avec le temps, et le confort qui se dessine, elle s’embourgeoise. Réminiscences bovaryennes ! C’est à croire qu’on n’échappe pas à son destin. Il m’arrive donc de faire tapisserie. Et comme Emma, je rêve alors d’un autre papier peint en vous écrivant, le Chat… sur du papier bulle.

Sophie Emma Maria

*Palimpseste : manuscrit écrit sur un parchemin préalablement utilisé et dont on a fait disparaître les inscriptions pour y écrire de nouveau.

*Une rame de papier contient 500 feuilles.

*Trois destins s’offrent à Maria Chapdelaine au travers des trois hommes qui la courtisent. François Paradis est un coureur des bois épris de liberté, Lorenzo Surprenant offre à Maria de quitter la misère et de le suivre aux États-Unis et Eutrope Gagnon est le cultivateur traditionaliste qui représentait à l’époque la résignation du peuple canadien.

Notice biographique

Balbutiements chroniques, par Sophie Torris…
Sophie Torris est d’origine française, Québécoise d’adoption depuis dix-sept  ans. Elle vit à Chicoutimi, y enseigne le théâtre dans les écoles et l’enseignement des arts à l’université. Elle écrit essentiellement du théâtre scolaire et mène actuellement des recherches doctorales sur l’impact de la voix de l’enfant acteur dans des productions visant à conscientiser l’adulte. Elle partage également une correspondance épistolaire avec l’écrivain Jean-François Caron sur le blogue In absentia. (http://lescorrespondants.wordpress.com)

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche :https://maykan2.wordpress.com/)


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