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Les négriers en terre d'Islam, par Jacques Heers (2003)

Par Mpbernet

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Jacques Heers (1924 – 2013), disciple de Fernand Braudel, assistant de Jacques Duby et enfin Directeur des études médiévales à la Sorbonne est un grand historien spécialiste du Moyen-Âge, une de mes périodes d’investigations préférées. C’était aussi un homme qui affectionnait de tordre le cou aux idées toutes faites …

Cet ouvrage ne suscita pas les mêmes polémiques que celui dOlivier Petré-Grenouilleau, publié un an plus tard sur le même thème. Il met pourtant en lumière un trafic millénaire d’êtres humains qui commença bien avant le commerce triangulaire et perdura bien après l’abolition de l’esclavage Atlantique. Des raisons pour ne pas, en Europe, être les seuls à invoquer une culpabilité collective … mais ce n’est pas politiquement correct.

La période et l’espace étudiés couvrent le monde islamique et l’Afrique du 7 ème au 16 ème siècle. Dès les premières années du 9ème siècle, des comptoirs, des relais, de petits établissements de musulmans familiers de l'Afrique et parlant les langues locales donnent une impulsion considérable à la chasse aux captifs. Plusieurs sultanats islamiques sont présents à la périphérie de l’Ethiopie et tirent l’essentiel de leurs ressources de la traite négrière.

Les guerres « saintes » entre chrétiens et musulmans se succèdent jusqu’à la fin du 16ème siècle autour de l’Ethiopie et de l’Abyssinie. Autour de Tombouctou, les premiers raids transsahariens restent sans conséquence jusqu’à ce que les Almoravides prennent l’offensive au 11ème siècle. En 1590, les Marocains conquièrent l’empire du Songhaï et provoquent une extraordinaire chasse aux esclaves dans les pays du Niger. Est-ce une œuvre sainte ? En réalité, ces noirs ne sont jamais de « bons » musulmans (que l'Islam interdit d'asservir) et jusqu’au 19ème siècle, les chefs musulmans se gardent de faire du prosélytisme afin de ne pas tarir cette ressource puisque, dans la plupart des pays d’Islam, la condition sociale est estimée au nombre d’esclaves possédés.

Ainsi, l’or et les esclaves firent la fortune des navigateurs et des caravaniers. Tombouctou ou Djenné ne furent à l’origine que des haltes de stockage pour les marokas, négociants en bétail humain. Il faut imaginer les conditions de convoyage des captifs à travers le désert, de point d’eau à point d’eau, entravés, tombant d’épuisement, perdus parfois et mourant sur le chemin, les caravanes mal protégées assaillies par les bandes de Touaregs, l'esclavage sexuel des femmes, le carnage perpétré par les faiseurs d'eunuques (dans des stations situées en dehors des pays d'Islam où la mutilation est interdite).

Les monnaies de troc sont des pièces d’étoffe, des barres de cuivre (extrait par des esclaves noirs), des pavés de sel (où la main d’œuvre est uniquement servile), des perles de verre (c’est là l’origine de la prospérité de Murano et importées depuis Tunis), des coquillages (cauris), de la poudre d’or.

Au Moyen-Orient, les chantiers navals, l'assèchement des marais du golfe persique, la mise en culture des champs de mil, les mines de sel, les champs de canne à sucre  - très prisé en Occident - emploient exclusivement des captifs venus du Soudan. Sur le marché d’Alger en revanche, on ne trouve que des chrétiens raflés par les navires barbaresques. Les premiers maîtres du trafic furent les hommes du Yemen, du Hedjaz, d’Oman et de Bahrein, puis les Persans. Les Comores servent d’étape entre l’Afrique et l’Inde, dont les marchands arrivent et repartent avec la mousson. Ils prisent aussi l’ivoire car les défenses des éléphants d’Asie sont trop petites pour y tailler des bracelets … Les esclaves-soldats (ou sidis) servent dans les armées des Rajahs. Chez les Turcs, l’emploi d’esclaves razziés très jeunes est général dans les armées.

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Le mépris pour les Noirs, décrits comme sans foi ni loi, corrompus et adonnés à la fornication forme un corps de notations toutes hostiles et racistes, qui ont profondément marqué les opinions et les attitudes populaires. Ainsi la chasse aux captifs, ouverte dès les premiers temps de l’Islam, n’est jamais remise en question et les esclavagistes, en tous temps comme en tous lieux, ne sont jamais en manque d’arguments.

Il y eut pourtant des révoltes : entre 869 et 883, dans les marais de Bassorah, un Etat rebelle fut créé par les Zendj, esclaves Noirs … sans espoirs de terres à cultiver eux-mêmes, sans espoir de retour, sans lien avec le pays, sans possibilité de descendance. Ils n’avaient rien à perdre.

Selon Jacques Heers, la traite des Noirs n’a donc pas commencé à Saint-Malo, Nantes, La Rochelle ou Bordeaux au 16ème siècle. Son livre est un texte engagé, enragé même. Il nous faut rester objectifs, mais à la lumière de récents événements ( la prise d'otages ou la razzia de jeunes lycéennes au Nigéria), on ne peut que réfléchir à certains phénomènes de rémanence.

On connaît les conséquences effroyables de l’esclavage sur le développement de l’Afrique. C’est une honte pour le genre humain en général mais personne ou presque n’évoque la traite dans le monde musulman, qui existe encore aujourd’hui en Afrique et ailleurs …

Sauf, peut-être, en 1958, Hergé dans « Coke en Stock ».

Amnésie collective ?

Les négriers en pays d’Islam par Jacques Heers, édité chez Perrin, collection Tempus, 318 p. 9€


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