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Rolla : histoire d'un tableau qui fit scandale

Publié le 08 juin 2014 par Cameline

 

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Henri Gervex a peint ce tableau en 1878. Destiné à être exposé au Salon, il en fut exclu pour son caractère jugé immoral. 

L'indécence de la scène ne tient pas à la nudité de la jeune fille, mais à l'éparpillement des vêtements jetés à la hâte lors du déshabillage, supposant son statut de prostituée : le jupon, la jarretière, le corset, mêlés aux accessoires masculins, le chapeau haut-de forme et la canne …


Pour ce tableau, Gervex s'est inspiré d'un poème d'Alfred de Musset paru en 1833, qui eut un grand succès. Musset y décrit la chute de Jacques Rolla, un jeune bourgeois qui sombre dans l'oisiveté et la débauche. Il rencontre Marie, une adolescente qui se prostitue pour échapper à la misère.

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D’un être sans pudeur ce n’est pas là le front.
Rien d’impur ne germait sous cette fraîche aurore.
Pauvre fille ! à quinze ans ses sens dormaient encore,
Son nom était Marie, et non pas Marion.
Ce qui l’a dégradée, hélas ! c’est la misère,
Et non l’amour et l’or. - Telle que la voilà
Sous les rideaux honteux de ce hideux repaire,
Dans cet infâme lit, elle donne à sa mère,
En rentrant au logis, ce qu’elle a gagné là.

Gervex représente Rolla, ruiné, se tenant près de la fenêtre. Il contemple la jeune fille endormie avant de mettre fin à ses jours en avalant du poison.

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Rolla considérait d’un oeil mélancolique
La belle Marion dormant dans son grand lit ;
Je ne sais quoi d’horrible et presque diabolique
Le faisait jusqu’aux os frissonner malgré lui.
Marion coûtait cher. - Pour lui payer sa nuit,
Il avait dépensé sa dernière pistole.
Ses amis le savaient. Lui même, en arrivant,
Il s’était pris la main et donné sa parole
Que personne, au grand jour, ne le verrait vivant.
Trois ans, - les trois plus beaux de la belle jeunesse, -
Trois ans de volupté, de délire et d’ivresse,
Allaient s’évanouir comme un songe léger,
Comme le chant lointain d’un oiseau passager.

Quand Rolla sur les toits vit le soleil paraître,
Il alla s’appuyer au bord de la fenêtre.
De pesants chariots commençaient à rouler.
Il courba son front pâle, et resta sans parler.

Rolla se détourna pour regarder Marie.
Elle se trouvait lasse, et s’était rendormie.
Ainsi tous deux fuyaient les cruautés du sort,
L’enfant dans le sommeil, et l’homme dans la mort  !

Le critique d'art Joris-Karl Huysmans décrit l'oeuvre de Gervex dans L'Artiste en mai 1878 :

Au milieu d’une chambre tendue de soie, un lit blanc, laqué, Louis XVI, s’étend, le tête surmontée de rideaux bleus, les pieds posant sur un tapis moucheté de pourpre sombre ; au chevet, une table de nuit, en bois de rose, du même style, avec plaque de marbre blanc et petite galerie ajourée et dorée, supporte une lampe bleu turquoise au pied de laquelle se déroule un collier de perles.

A droite, un fauteuil tacheté de feuille morte, de vert pâle et d’ocre, contient le harnais de grâce jeté à la vanvole dans la bourrasque savante d’un déshabillage. Un chapeau noir, près d’une canne au pommeau de lapis, se dresse glorieusement sur le gai fouillis d’un corset écarlate et d’une robe de soie rose.

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Dans la déroute des draps, sous la courte-pointe bleue ouatée, qui pend sur la couche, Marie, Marion ou Maria, ainsi que l’écrit M. de Musset pour le besoin de ses rimes, gît, les bras et la tête jetés, les cheveux blonds dévalés, les seins roulants. Elle a les yeux clos, battus, culottés de bistre, la bouche désalivée, rougie de carmin par place, fripée par d’autres et tout cela sourit un peu, d’un sourire presque douloureux, d’un sourire lassé qui implore une trêve. La jambe droite se soulève, la gauche pend en dehors du lit, découvrant le ventre à peine mûr au bas duquel le drap déferle et vient mourir.

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Rolla, ou le premier monsieur venu,  a ouvert la croisée toute grande. Paris s’aperçoit, un Paris réveillé dont les tièdes alcôves vont s’ouvrir sur le pillage des oreillers et la débâcle parfumée des draps !

Brun, maigre, les orbites creuses, les joues hâves et tirées, la chemise tassée dans la culotte qu’elle bossèle aux fesses, le jeune homme regarde, regrettant et dégoûté, la fille inerte, avachie dans son long somme. Cette figure ravagée et sombre, détachée dans un flux de lumière blonde est vraiment belle. Dans ce dépoitraillé de costume, dans cette chemise au plastron et aux manches froissées, cet homme a grande allure et je vois dans cette fille éboulée, après des intimités haletantes, sur un lit, un coin de parisianisme et de modernité qui évoque en moi des souvenirs du grand et divin poète, Charles Baudelaire.

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Sources :

Musée d'orsay

J.-K. Huysmans

Artifex in Opere

Le poème de Musset


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