"Il faut vite boire la vie avant qu'on vous retire le verre."
Il faut avouer que c'est d'abord le titre qui m'a attirée; et forcément le personnage d'Himmler. Par répulsion, bien sûr. Ce qui nous repousse nous attire...
A dire vrai, je n'ai pas été déçue.
C'est l'histoire de Rose, une centenaire à qui il ne reste plus "qu'un maigre filet de voix, cinq dents valides, une expression de hibou" et qui ne "sen[t] pas la violette". La présentation est détonante. Ce personnage haut en couleurs voit d'emblée sa famille se décimer sous la coupe du génocide Arménien. Toute sa vie, elle accumulera les malheurs criminels et s'abreuvera de vengeance.
On a un récit qui se poursuit sur deux temporalités différentes: d'une part le récit contemporain de la centenaire acariâtre, cruelle mais drôle de Rose et son histoire racontée au fil des génocides et des pires sévices endurés.
Orpheline, esclave sexuelle, esclave, crève-la-faim, parfois tueuse... Rose a tout vécu et a endossé tour à tour toutes ces personnalités. Malgré toutes ces expériences désastreuses, elle est toujours en vie. Son moral d'acier, son recul sur la vie, sa soif de vengeance ont été les clés de sa survie.Ce petit bout-de-femme qui est un mélange de Maria Pacôme et Marthe Villalonga (chacun ses références...), a été abusée, usée pour finir complètement désabusée.
A travers le récit autobiographique de Rose, on voit défiler tout un pan de l'histoire de nos ancêtres, des conflits qui ont sévi durant ce XX° siècle. On passe par le génocide Arménien qui a détruit les ascendants de Rose, la cruauté de certains "tuteurs", et puis arrive le génocide Juif qui emportera son grand amour et ses enfants. Suite à la déportation du trio qui compte le plus pour elle, Rose demandera à Himmler des nouvelles de ceux qu'elle a perdus, elle l'enjoindra de les sauver.
A rebours, cela parait vain de demander à celui qui a été une pièce majeure dans l'anéantissement des Juifs d'en sauver. Mais, quand on est désespéré, on est prêt à tout et n'importe quoi.
Rose sacrifie son corps, sa vertu, son intégrité pour retrouver les siens. Elle feint l'amour pour garder intacte sa haine contre ces exterminateurs. C'est son corps et les relations charnelles qui lui permettront de sauver la face et surtout de donner le change. Ce n'est qu'un corps après tout.
Rose est soit seule soit entourée d'ennemis, de personnes malveillantes. Le seul être qui lui reste, c'est sa salamandre -une sorte de conscience, comme Jiminy Criquet mais ici - c'est Théo la Salamandre- à qui elle redonnera la liberté quand Rose aura été trop loin dans le sacrifice de soi et qu'elle se sera dégoûtée.
"Obsédée par le sort de Gabriel et des enfants, j'étais prête à aller jusqu'au bout de l'abjection, pourvu qu'il me les retrouve. Si immonde fût-il, je ne pouvais pas gâcher cette chance."
Ce n'est pas juste "un roman de plus" sur le nazisme; puisqu'on a un autre angle de vue: la représentation "humanisante" d'Himmler. On les voit habituellement décrits en tant que fonctionnaires nazis mais pas comme hommes. ______________________________________________ ATTENTION CECI N'EST PAS UNE APOLOGIE NAZIE NI UNE DEFENSE D'HIMMLER! ______________________________________________Je suis une descendante de Résistants donc ces nazes de nazis me répugnent au plus haut point! (J'ai longtemps écouté les récits de ma grand-mère, de ses peurs de l'Occupant et de la résistance de son père. C'est sans doute pour cela que cette période me fascine. Bref, on n'est pas chez Freud...)
Le roman pose la question de l'amour et de la haine: est-ce que les femmes/maîtresses de tous ces monstres auraient pu avoir une incidence sur la non-extermination éventuelle? Auraient-elles pu freiner la machine en marche? Auraient-elles pu les faire tomber dans un piège amoureux pour mieux les mettre hors d'état de nuire? Et s'il avait fallu sacrifier sa vertu auprès de ces salauds dégueulasses au mieux pour les arrêter, au pire pour les assassiner, cela n'aurait-il pas valu le coup? Mais n'est-ce pas alors collaborer? Et collaborer n'est-il pas la pire trahison? Y-aurait-il pu avoir une "collaboration" utile? Une collabo-résistance ou une collaboration inversée aurait-elle pu voir le jour?
La question ne peut se poser qu'au conditionnel passé, un irréel du passé, puisque de toute façon aucun collabo n'a agi en vertu de l'Humanité mais pour sa propre tronche, pour assurer ses arrières et sauver son derrière, au détriment de sa propre patrie et d'une partie de l'Europe.Si seulement...
Si seulement...
Rose, et par extension l'auteur, fait une galerie de portraits assez drôle de ces nazis, SS... Elle ne les peint pas comme des monstres d'effroi et de terreur mais comme des êtres dégoûtants:
Entre Goebbels et son pied bot et ses cheveux gras,
Hitler et ses problèmes intestinaux, ses flatulences et sa mauvaise haleine, Himmler et ses problèmes gastriques...
Enfin, on les voit faibles et humiliés. Rose m'a fait beaucoup penser -outre Maria Pacome et Marthe Villalonga- au personnage joué par Marion Cotillard dans Un long dimanche de fiançailles, qui veut venger à tout prix tous ceux qui ont été responsables de la mort de son adoré.
Rose connaitra une trêve durant laquelle elle fuira aux États-Unis et épousera Frankie. Mais le bonheur est de courte durée... Et d'aventures en mésaventures, elle va tomber amoureuse d'un Chinois Liu et le couple continuera sa vie en Chine où règne de nouveau une terreur nommée Mao: la Révolution Culturelle, le communisme extrême... Le maoïsme est en marche. Le destin de Rose sera encore funeste...
C'est un récit dynamique qui nous fait passer par un panel complet des émotions humaines: j'ai beaucoup ri grâce à Rose et à son caractère mais les épisodes racontés m'ont tour à tour plongée dans un effroi sans pareil, dans un dégoût pour la nature humaine. Le tout mêlé de rage, de tristesse, d'impuissance et d'horreur. Oui: horrible, immonde...car tout ce qui est narré, même si l'histoire racontée n'est que pure fiction, prend ses racines et son inspiration dans l'Histoire réelle.
Ce texte est une ode à la vie qui nous permet de relativiser nos petits bobos contemporains. C'est aussi une magnifique leçon de vie. Ne nous plaignons pas, endurons la vie et ses vicissitudes et avançons car nous n'avons qu'une vie, profitons car nous n'avons que celle-ci.
"Même si l'Histoire nous dit le contraire, il faut croire aussi en l'avenir malgré le passé et en Dieu malgré ses absences. Sinon la vie ne vaudrait pas la peine d'être vécue."
Ce texte me parle beaucoup car je bataille dur pour prouver que l'optimisme est la clé de l'existence. Je ne m'apitoie pas et je déteste la pitié donc forcément ce livre a généré quelques échos. Ce n'est pas parce qu'on ne s'apitoie pas qu'on ne souffre pas; ce n'est parce que l'on cache sa douleur qu'elle n'existe pas. Je préfère donner le change.
"Je ne supporte pas les gens qui se plaignent. Or, il n'y a que ça, sur cette terre. C'est pourquoi j'ai un problème avec les gens. Dans le passé, j'aurais eu maintes occasions de me lamenter sur mon sort mais j'ai toujours résisté à ce qui a transformé le monde en grand pleurnichoir."
Ce roman est surtout une profession de foi philanthropique: malgré les horreurs humaines, malgré les monstruosités subies, Rose n'a de cesse de croire en l'Homme. Il faut toujours garder l'espoir d'un monde meilleur qui pourrait advenir. Moi aussi, j'ai foi en l'humain en dépit d'une réalité qui tend chaque jour à nous montrer le contraire."Il fallait croire en l'homme malgré les hommes".
Ce texte est aussi un éloge de la liberté que l'homme ne doit jamais perdre de vue. Résister quoi qu'il arrive, se révolter quoi qu'il en coûte pour ne jamais se voir délesté de cette Valeur. Ne soyons aveugles ni au passé ni à la tournure que peut ou pourrait prendre l'avenir... "Les humains sont comme les bêtes d'abattoir. Ils vont à leur destin, les yeux baissés, sans jamais regarder devant ni derrière eux. Ils ne savent pas ce qui les attend, ils ne veulent pas savoir, alors que rien ne serait plus facile: l'avenir, c'est un renvoi, un hoquet, une aigreur, parfois le vomi du passé."
J'ai adoré ce roman!!Cet avis entre en compte dans mon challenge "Ma Pal fond au soleil".