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[note de lecture] Marie-Claire Bancquart, "Mots de passe", par Antoine Emaz

Par Florence Trocmé


Bancquart, mots de passeOn pourrait penser à une marqueterie, ou à un mobile, un kaléidoscope. Le livre est divisé en six parties, et chacune d’elles est centrée, par exemple la première sur un voyage au nord, la dernière sur le mot sel. Mais toutes les six entrent dans un jeu d’échos à la fois rythmique (alternance de vers libres courts ou plus amples, jusqu’au verset et à la prose) et thématique : être dans le temps. 
 
A l’horizon, on pourrait placer un hors-temps, inhumain, celui de la matière, du sol : un infini présent inerte qui ne nous regarde pas. « Nous passons sur lui. Non comme le temps passe. Nous l’avons inventé, le temps. Il est mince, comme un solstice, à côté des millénaires de millénaires inhabités par l’homme. » (p.22) Il en va un peu de même avec la grande machinerie de l’histoire, son fracas et ses destructions, ne laissant très vite pour la grande masse des vies humbles que des traces anonymes, « des images brisées, des tessons aux couleurs avachies, affleurant à moitié de la terre » (p.19), ou bien seulement un nom patronymique « reçu d’un inconnu, voici quelques siècles. Seule information certaine : il possédait un char à bancs. » (p.13) 
 
A l’opposé de ce vertige du temps long, même si les livres et la culture peuvent pour une part l’éclairer, Bancquart développe un bonheur de l’instant, de la vie immédiate, lorsque « l’ici et maintenant / arrête le regard »(p.16). Dans ces moments, « la potée de fleurs orange » (p.16), la douceur du bois de l’armoire (p.99), une odeur d’arbre (p.21), « la joie d’une mûre à point, presque fondante » (p.28)… peuvent suffire. C’est peut-être ce qui nous rend familiers les animaux, souvent présents dans le livre : chien, chat, bourdon, cheval, pigeon, insecte… Ils ne font que passer, tout occupés par leur seul présent. Ainsi pour ce chien d’aveugle dans un bus parisien qui vit « les odeurs, les détails du monde, ne faisant qu’un avec eux, dispensé de nos incessantes projections vers l’avenir. En plein dans une ingénuité qui nous est refusée, à nous, les mal adaptés, les ballotés de l’autobus, de l’existence. » (p103) 
 
Car la conscience humaine du temps est le plus souvent souffrante. Dans ce livre, même si « avec le café du matin / nous signons pacte de vivants » (p.119), la maladie hante les pages, souvent de façon violente et crue, notamment dans les parties « Fragiles » et « Vivre n’est jamais pauvre ». Aucune complaisance morbide, mais la question de la fin revient sans cesse affleurer. Or le temps des dieux est passé, ne laissant qu’un vide triste face à une église romane (p.29) ou une désorientation égale à celle de la « dernière prêtresse » de Vesta (p.30). Il ne reste « rien, sauf cette mélancolie : un élan mourut, qui fut essentiel » (p.38). Dès lors demeure une mort de type atomiste ou lucrécien : « la vie nous quitte un peu chaque jour, on ne court même plus après elle. // Brièvement nous l’aurons parcourue / vers cet autre destin qui va nous joindre / à des cellules inconnues, peut-être à des senteurs insoupçonnées de nous, / voyageurs d’être en être : gerbe, chien, caillou, superbes villes. » (p.64), « Ah, si compacte et douce, cette nuit, / l’étendue / indifférenciée / de la matière ! » (p.110) Dans ces deux passages, mourir est vu comme un apaisement, une libération du moi devenu lourd à porter (pp.53, 92, 107, 113…) et qui est rendu à, dispersé dans, la matière première de la vie. Mais la reprise par trois fois dans le livre du même début de poème « Si je pouvais saisir / un morceau du rien »…(pp.54, 76, 137) montre bien la difficulté persistante à envisager sans angoisse la disparition.
 
Ce livre ne propose pas une sagesse ou une philosophie facile et anesthésiante, bien plutôt une poésie de la lutte pour faire face : « C’est chacun son tour de passer / sur la vie, la brève./ (…) Ce fut. Très fortement. » (p.55) C’est bien cette intensité qui peut justifier une existence, même si elle ne la sauve pas. 
 
[Antoine Emaz] 

Marie-Claire Bancquart, Mots de passe, Ed. Le Castor Astral, 2014, 140 pages, 15 €.


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