Dans Dope(s), l’écrivain américain Luc Sante se rappelle du choc que fut la découverte du poème d’Allen Ginsberg, Howl. « Je résolus de l’apprendre par cœur, ce qui était la meilleure façon de lui rendre hommage, de même qu’une manière de me l’approprier. » Plus tard, Sante assiste à des lectures de Ginsberg. Il est marqué par sa voix, son débit : « Howl a-t-il été le dernier poème à frapper le monde avec l’impact d’une image d’actualité, puis à s’y accrocher avec la ténacité d’un morceau pop ? Je n’en vois pas d’autre dans les décennies qui ont suivi. » Peut-être y a-t-il The revolution will not be televised, composé et enregistré par Gil Scott-Heron en 1970.
Gil Scott-heron, La Dernière fête
Du point de vue musical, la conjugaison sur ce morceau de la déclamation (spoken word), de la musique jazz et du timbre soul de l’auteur produisit quelque chose d’inédit. Comme on a beaucoup parlé de la prosodie « bop » de Ginsberg, on a souvent dit que Scott-Heron, et quelques autres (Last Poets, Watts Prophets) ont inventé la prosodie hip hop qui allait connaître un immense succès une décennie plus tard. Scott-Heron s’est toujours méfié de cette progéniture ambiguë, lui qui préférait Coltrane, Billie Holiday ou les poètes de la Harlem Renaissance. (« Que pensez-vous de ceux qui vous attribuent l’invention du hip hop ? », lui demanda un journaliste du Daily Swarm en 2010. « – Je ne sais pas si l’on peut m’en tenir responsable. ») Politiquement, Scott-Heron fait écho aux Afro-Américains qui descendent dans la rue « à la recherche d’un jour meilleur. » Détournant les slogans publicitaires, brocardant les héros l’Amérique triomphante, le morceau est une condamnation radicale de la posture du spectateur telle que Debord la définissait : « Qui regarde toujours, pour savoir la suite, n’agira jamais ». Scott-Heron avertit ses compatriotes, à commencer par ses « frères » Noirs : la révolution ne sera pas retransmise à la télévision, ne sera pas une rediffusion entrecoupée de publicités : à l’inverse, « the Revolution will be live. »
Cette réussite a inévitablement occulté le reste de son œuvre. Scott-Heron le regrette à juste titre. Son autobiographie est donc l’occasion de retracer un parcours fait de rencontres (son complice musical Brian Jackson, l’audacieux producteur Bob Thiele…) et de luttes : pour l’égalité, pour étudier, pour écrire. Si ses ambitions sont d’abord littéraires, c’est pourtant la musique qui va définitivement l’établir en tant qu’artiste. Il publie des romans (Le Vautour, The Nigger factory), des poèmes (Now and then), enregistre de superbes albums de soul (Pieces of a man, Winter in America), de longs slams politiques (B-Movie, démolition de l’Amérique de Reagan). Son chemin croise celui de Stevie Wonder, au côté duquel il s’engage pour que les USA honorent Martin Luther King d’un jour férié national (la fameuse « dernière fête » du titre). Scott-Heron aura été fidèle aux jazzmen qu’il admirait jusque dans l’excès, la drogue. Il est mort à New York en 2011, à 62 ans, quelques mois avant la parution de ce livre.
Sébastien Banse
Gil Scott-Heron, La Dernière fête. Traduit par S.Roques. Ed de l’olivier, 304 p., 23 €.