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[Fantasy] Lycophage

Par Flo

Les derniers feux du soleil teintaient le ciel de lueurs sanglantes à travers la frondaison des arbres. S’il ne se hâtait pas de me rejoindre, mon compagnon parti chasser risquerait de devenir à son tour la proie des bêtes sauvages. La forêt, déjà dangereuse de jour, devenait meurtrière la nuit. Le feu que je venais de préparer éloignerait l’essentiel des menaces faites de griffes et de dents, il fallait malgré tout rester vigilant. Nous ne pourrions nous payer le luxe de dormir tous deux à point fermé. A tour de rôle, l’un de nous devrait monter la garde.
Il émergea nonchalamment de la végétation avec un jeune cerf sur l’épaule. Il ne m’avait pourtant pas frappé comme étant particulièrement fort ; en le voyant la première fois, je l’aurais même volontiers qualifié de rondouillard. Mais il m’avait agréablement surpris dès qu’on avait commencé à marcher, en adoptant un rythme assez soutenu.
Pourquoi avais-je accepté de le guider au fait ? Même si l’on promettait une somme astronomique pour la mort de ce troll grotteux, je n’étais pas suicidaire. Je connaissais tout juste son prénom, Philibert. Il me paraissait avoir cependant longuement réfléchi à la question d’un piège pour vaincre le troll et le fait qu’il me payât en avance la moitié de la prime pour la mort du monstre avait dû finir de me convaincre ; depuis quelques mois, manger à notre faim devenait difficile, et voir ma femme et mes enfants avec la peau sur les os me faisait plus peur que combattre une créature de la forêt.
« Sûr qu’il ne s’agit pas d’un simple ours de cavernes ? Ceux-là ne m’intéressent plus. » m’avait-il lancé. Je lui avais alors répondu que ma seule certitude était que je ne voulais me retrouver seul face ni à un troll ni à un ours, et qu’il devrait prendre le risque de me faire confiance. Etonnamment, cela avait suffi à le convaincre.
Il dépeça l’animal et prépara des morceaux à griller au-dessus du feu avec un savoir-faire apparent.
— Comment l’avez-vous attrapé ? m’enquérais-je. Je ne vois aucune blessure… Les cerfs sont plutôt vifs et agiles.
Tout à la cuisson de la viande, il resta silencieux. Il m’avait laissé son baluchon et ne disposait pas d’arme visible. D’ordinaire, le gibier ne se laissait pas cueillir comme des fruits…
— Ou bien, vous avez utilisé un piège ? C’est un sacré coup de chance, jamais je n’aurais…
— Ca n’a rien à voir avec la chance, m’interrompit-il. Quel chasseur incapable de mettre la main sur un cerf irait se frotter à un troll, selon vous ?
Je dus admettre qu’il avait marqué un point.
Nous discutâmes brièvement alors que les odeurs alléchantes venaient aviver mon appétit déjà dévorant. J’engloutis le premier morceau qu’il me tendit comme un assoiffé viderait une gourde. La chair était tendre et délicieuse, cuite à la perfection. Je songeais à la vie que je pourrais faire mener à ma famille si je savais chasser aussi facilement de l’aussi bonne viande.
J’avalai les autres morceaux qu’il me donna, puis remarquai enfin que lui n’avait pas encore touché la moindre miette de sa capture.
— Vous ne mangez pas ? m’étonnai-je.
— Je n’ai pas vraiment faim, me répondit-il simplement.
Il me tendit un autre morceau que je dus refuser. Par gourmandise, j’avais déjà englouti bien plus que de raison, et mon ventre me faisait mal. Les restes seraient toujours aussi bons le lendemain matin.
Il me proposa de veiller. En plus de ne pas avoir faim, il n’avait pas non plus sommeil. Etait-il seulement humain ?
Je ne demandai pas mon reste, et m’endormis dans l’instant.

Le crépitement du feu me réveilla au milieu de la nuit. Il ne faisait pas si froid que ça, le printemps était plutôt clément, aussi me tournai-je pour observer.
Philibert, son baluchon ouvert devant lui, était affairé au-dessus d’un petit chaudron. A la manière qu’il avait d’y verser les ingrédients et de remuer la mixture avec délicatesse, mon instinct me disait qu’il ne s’agissait pas là d’un simple potage ; et mon instinct me dictait surtout de ne pas me mêler de ce qui ressemblait de près ou de loin à de la sorcellerie.
Je fermai les yeux pour essayer de retrouver le sommeil, en espérant qu’il ne m’avait pas vu l’espionner.

Le lendemain, nous atteignîmes la caverne où j’avais bien failli perdre la vie quelques semaines de cela. Heureusement pour moi, il avait fait grand jour lors de ma malencontreuse découverte et le troll ne pouvait sortir de son abris qu’au coucher du soleil.
D’ailleurs, nous étions arrivés peu après midi, cependant Philibert avait tenu que l’on attendît la nuit pour passer à l’offensive. Pourquoi ne pas se servir de la vulnérabilité de la créature en journée ? Si nous parvenions à le faire sortir, il se pétrifierait et il n’y aurait qu’à le briser en morceau ! Mais il ne voulut rien entendre à mes arguments et s’allongea paisiblement au soleil sur la roche. N’avait-il pas un piège à préparer au lieu de fainéanter ?
Il avait bien vérifié aux alentours de la caverne qu’il y trouvait des traces de troll, son examen s’était toutefois révélé sommaire à mes yeux. Tout ce qu’il me proposa fut de faire une sieste moi aussi pour être en pleine forme au moment de l’attaque. Je me demande bien ce qui me retint de rentrer au village à ce moment-là. Etait-ce de la curiosité ? De la cupidité ? Toujours fut-il que je restai.

Il faisait nuit noire depuis un moment quand il m’expliqua finalement son plan. Je devais approcher de l’entrée de la grotte, bien en évidence avec une torche enflammée, pendant que Philibert se cacherait pour piéger le troll par surprise.
Comment m’avait-il convaincu qu’une pareille stratégie pourrait fonctionner ? J’en viens à me demander aujourd’hui s’il ne m’avait pas drogué pour me soumettre à sa volonté.
La bouche béante de la caverne dressait ses sinistres stalactites devant moi, telle une mâchoire prête à me broyer. J’avais beau agiter ma torche vers l’encre épaisse de ses profondeurs, rien ne s’y agitait et pas un bruit n’en sortait. Et pour rien au monde je n’aurais fait un pas supplémentaire vers cette gueule monstrueuse.
Philibert m’avait fourni des sortes de boules à allumer pour enfumer la caverne. J’étais censé m’en servir quand le monstre se serait manifesté. Mais l’attente était insupportable et je les lançai aussi fort que possible une à une après avoir allumé leur mèche.
Une odeur âcre se répandit doucement hors de la grotte. Je ne pus m’empêcher de reculer, le troll pouvait jaillir à tout instant.
Il ne semblait pourtant pas pressé. Ses pas lourds résonnèrent, lentement, se rapprochant de l’entrée. La fumée s’échappait maintenant de la caverne et je discernais une ombre énorme et difforme s’y dessiner.
Où était passé le chasseur maintenant que j’en avais besoin ? Il me disait s’être embusqué, mais qu’est-ce qui me le prouvait ? Il pouvait tout aussi bien s’être lâchement enfui en me laissant en pâture !
Le troll émergea de la fumée, posant sur moi un regard mi-haineux mi-affamé. Il me fit penser à une parodie grotesque d’homme. Ses membres étaient disproportionnés l’un à l’autre. Boursoufflée, recouverte de verrues, sa peau grise sembla avoir été façonnée dans la glaise par un enfant maladroit.
Ne risquant plus de percuter le plafond de sa grotte, la créature se redressa ; elle devait bien faire le double de ma taille. J’allais finir dévoré par cette aberration, seul au milieu de la nuit et de la forêt.
Puis dans l’ombre, au-dessus du troll, j’aperçus des yeux rouges s’allumer comme deux charbons ardents. Dans leur lueur surnaturelle, j’entrevis ce qui me sembla d’abord être un loup monstrueux. Celui-ci avala d’une traite le contenu d’une outre avant de bondir sur le dos du troll.
Je réalisai avec effroi qu’il s’agissait d’un loup-garou ; et probablement même de Philibert. C’était donc cela son secret pour terrasser le monstre ? Se transformer lui-même en monstre ?
Malgré l’horreur de la scène, je ne pus en décrocher le regard. L’énorme fauve avait planté ses crocs dans le cou du troll, et buvait à grosses gorgées ce sang impur ; je crus sur le moment que mon imagination me jouait des tours. Ne pouvait-il pas l’achever plus rapidement ?!
Ne pouvant atteindre ce lâche adversaire, le troll se jeta dos contre la roche, arrachant des stalactites et des blocs entiers dans sa fureur ; cependant, l’homme-loup ne broncha pas, les mâchoires toujours plongées dans la gorge du monstre. Des touffes de poils ensanglantés s’accrochaient aux parois à chaque collision, mais il tenait bon.
Les ruades du troll devinrent plus molles, presqu’hésitantes. Vidée de son sang, la créature n’avait plus la force de se débattre. Elle tenta de se pétrifier en ultime défense, mais le loup remarqua la lente métamorphose, et lui brisa la nuque, l’achevant dans un craquement sinistre.
Le combat était fini, pourtant les horreurs ne faisaient que commencer. Le loup-garou reprit sa succion au cou du monstre puis commença à lui manger la tête. Les os se brisaient pareils à une roche qu’on broie. Je ne pus réprimer un haut-le-cœur à la vue du sang violet qui ruisselait sur les babines du loup-garou.
— Rrrr reste là, si tu tiens à la prime ! me grogna-t-il.
Imperceptiblement, j’avais reculé. Je fis un effort pour me maîtriser. S’il en avait voulu à ma vie, je me dis que je ne serais déjà plus de ce monde. Et à quoi bon fuir, je n’échapperais jamais à une telle créature capable d’abattre un troll à mains nues.
A mesure qu’il dévorait sa proie, son ventre se distendait. Le troll était bien plus gros que lui, comptait-il l’avaler intégralement ? Quand son ventre fut si déformé qu’il sembla prêt à exploser, le loup-garou s’arc-bouta et fut pris d’étranges convulsions. Son museau se rétracta tout en s’élargissant, tandis que ses membres s’allongèrent et s’élargirent. Il se métamorphosait sous mes yeux en un ours géant ; ou plutôt un ours-garou je présume.
Quand il eut terminé, il reprit consciencieusement son repas, ne laissant pas la moindre goutte de sang ou brisure d’os. A la lumière dansante de ma torche, je le vis effacer purement et simplement l’existence du troll. La seule preuve qui demeurait était les dizaines de stalactites brisées, éparpillées dans l’entrée de la grotte.
Philibert reprit lentement sa forme humaine. Si j’avais dû imaginer le phénomène, je suppose que j’aurais fait tomber sa fourrure animale au sol, comme on abandonne un vêtement inutile. Au lieu de ça, le pelage disparut sous la peau pâle de l’homme. Nu et impudique, il s’avança vers moi.
— J’espère que vous ne m’en voudrez pas, mais nous ne pourrons pas montrer sa tête pour réclamer la récompense, commença-t-il, amusé. J’imagine qu’il y aura de quoi faire dans son repaire : des survivants pour confirmer nos dires ou les vêtements des morts… Certains d’entre eux avaient peut-être même des bijoux !
Je restai sans voix. Il allait conclure l’affaire comme si rien de surnaturel ne s’était produit. Je détournai légèrement la torche pour ne pas profiter de tous les détails de sa nudité.
— Jean, c’est bien ça ? Si on leur explique que nous l’avons surpris alors qu’il était sous sa forme pétrifié et que nous en avons profité pour en faire du menu gravier, ils n’auront rien à y redire. Vous aurez le reste de votre part, Jean.
Pour l’heure, la prime était le moindre de mes soucis :
— Vous êtes donc ce sorcier fou qui mange ses proies pour en prendre la forme ? J’ai toujours pris cette rumeur pour une légende, trop invraisemblable… Pour devenir ce que vous êtes, il vous a fallu avaler un loup entier… et un ours ?
— Je vais passer sur le fait que vous m’ayez traité de fou, Jean, car je pense que vous êtes quelqu’un de bien. Qu’est-ce que la folie après tout, sinon ce qu’on ne comprend pas chez les autres ?
Ile se concentra un instant et la surface de sa peau se mit à onduler. Ses membres s’allongèrent grotesquement, sa tête prit une forme monstrueuse et ses yeux s’allumèrent de nouveau de ce rouge incandescent. Ce qui se tenait devant moi ressemblait étrangement au troll qui venait de se faire dévorer, mais avec un soupçon d’humanité. Ses traits étaient moins déformés, son corps mieux proportionné.
— Cela vous semble-t-il toujours invraisemblable ? grogna-t-il d’une voix caverneuse.
Il reprit aussitôt sa forme humaine.
— Pour répondre à vos questions, oui, j’ai mangé un loup et un ours entier. Plusieurs même pour que la métamorphose soit plus efficace. La fourrure, les os et les dents n’étaient pas les plus savoureux morceaux. Heureusement à l’époque, je pouvais déjà me transformer en homme-rat, cela m’a bien aidé – ces créatures s’accommoderaient de n’importe quoi ! Et comme vous avez pu l’observer, je dois en effet ingurgiter l’intégralité du corps d’une créature pour pouvoir prendre sa forme par la suite.
Je retrouvai l’usage de la parole :
— Je… je vous ai vu préparer votre potion cette nuit. Je présume qu’elle vous sert à accomplir le rituel ? Je me demandais… Vous utilisez de la magiflore dans sa préparation ?
—Vous êtes plutôt perspicace et bien renseigné, mon cher Jean, répondit le sorcier. J’en utilise un peu. Juste assez pour qu’elle ait l’effet souhaité, et assez pour bénéficier des fameuses migraines qui en découlent. Mais par chance, c’est suffisamment peu pour échapper à la dépendance.
Toute personne s’intéressant à la sorcellerie connaissait l’existence de la magiflore. Cette plante contenait une substance permettant d’user de magie. Les effets étaient temporaires et comme toute drogue digne de ce nom, induisait une forte dépendance, détériorait la santé et infligeait de violents maux de tête.
— Mais pourquoi un troll, je ne comprends pas, repris-je. Le loup et l’ours m’ont l’air plus redoutables. Vous établissez une sorte de collection ?
— Vous êtes remarquablement curieux, dites-moi ! Vous devriez vous retenir, cela risque de vous valoir bien des ennuis par la suite. Et de toute façon, si je vous disais que je fais cela pour pouvoir manger un dragon, jusqu’à sa dernière écaille, me croiriez-vous ?
Aussi fou que cela pût paraître, je le crus.
— Je vais cependant devoir vous fausser compagnie quelques instants, ainsi dévêtu, la fraîcheur de la nuit se fait cruellement ressentir. Je ne reste malgré tout qu’un simple humain.
Et avec une agilité qui contredit ses dernières paroles, il grimpa à la paroi pour récupérer les vêtements qu’il y avait laissés.


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