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Ultime moisson. Les trois dernières symphonies de Mozart par Frans Brüggen

Publié le 15 juin 2014 par Jeanchristophepucek
Frans Brüggen Annelies van der Vegt

Frans Brüggen, portrait d'Annelies van der Vegt © Glossa

Arrivé au terme d'un parcours dont on mesure de plus en plus l'importance qu'il revêt dans le domaine de l’interprétation des musiques de la fin du baroque à la première génération romantique avec un accent particulier mis sur la période classique, Frans Brüggen a visiblement désiré revisiter certaines œuvres chères, telles les symphonies de Beethoven (voir ici) ou l'Écossaise et l'Italienne de Mendelssohn (voir ). Il revient aujourd'hui à Mozart dont il nous livre une vision sans doute testamentaire, captée en mars 2010, des trois dernières symphonies.

Vienne, été 1788. Le catalogue que tient le compositeur porte le témoignage d'une étonnante fièvre créatrice dans un genre vers lequel il n'était plus revenu depuis dix-huit mois et l'impressionnante page en ré majeur connue aujourd'hui sous le titre de « Prague » (KV 504). En l'espace de six semaines, Mozart laisse à la postérité trois partitions qui constituent à la fois le point d'orgue et le point final de sa production dans le domaine symphonique, trois chefs-d'œuvre qui, tout en se suffisant chacun à soi-même, se répondent parfois avec une telle évidence que l'on pourrait se hasarder à parler, avec toutes les précautions d'usage, de cycle. Les musicologues ont longtemps estimé que ces œuvres n'avaient jamais été jouées du vivant de Mozart et qu'il les avait donc écrites pour lui-même, comme une espèce de journal intime, une attitude complètement contraire aux pratiques du XVIIIe siècle — les légendes romantiques et la kyrielle d'inepties véhiculée par ceux qui se gargarisent avec des notions fumeuses comme celle de génie ont malheureusement la vie dure. On sait aujourd'hui grâce, notamment, aux travaux de H.C. Robbins Landon, que la Symphonie en sol mineur KV 550 (25 juillet 1788) a très certainement été exécutée, ce que démontre, entre autres indices concordants, l'existence de deux versions contemporaines, dont l'une avec clarinettes visant à s'adapter aux moyens de l'orchestre dont le musicien pouvait disposer. Cette œuvre, qui fait écho à celle, dans la même tonalité, datée Salzbourg, 5 octobre 1773 (KV 183/173dB), est sans doute la plus célèbre des trois, avec sa tension qui ne connaît de relâche que dans une partie de son Andante et dans le Trio de son Menuet, et signe une partition haletante, inquiète, presque oppressante, tout à fait dans l'esprit du Sturm und Drang alors finissant. La bataille qu'elle donne à entendre est aussi un congé. Tout aussi connue et, comme sa prédécessrice, ayant eu une influence qui ne peut s'expliquer par la seule circulation de copies, la Symphonie en ut majeur KV 551 (10 août 1788), affublée du ridicule surnom, évidemment apocryphe, de « Jupiter », peut-être regardée comme la résolution des conflits qui faisaient rage dans la sol mineur. L’œuvre frappe par son sens de la synthèse car s'y opère une union rien moins qu'impressionnante entre les différents éléments du langage mozartien qui, bien que parfois opposés (style « galant » contre éléments savants), se fécondent mutuellement pour aboutir à un équilibre souverain, à une harmonie conquérante dans laquelle chacun peut trouver satisfaction. Mieux qu'héroïque, même si ce sentiment n'en est pas absent, cette symphonie est peut-être avant tout de réconciliation. Le rayonnement de la Symphonie en mi bémol majeur KV 543 (26 juin 1788) a souffert de celui de ses deux cadettes si bien choyées par la postérité. Elle n'en demeure pas moins une pièce admirable, d'une grande subtilité de facture et d'une richesse d'invention étonnante, dont l'atmosphère globalement lumineuse et pourtant sans cesse baignée de clairs-obscurs, en particulier dans son deuxième mouvement, un Andante con moto en la bémol majeur, traduit avec une justesse parfois étreignante les intermittences d'un cœur partagé entre abandon et courage.

On sait les affinités qu'entretient Frans Brüggen avec la musique de Mozart et ses disques, anciens pour Philips ou plus récents pour Glossa – je pense, en particulier, à son intégrale des Concertos pour violon avec Thomas Zehtmair – l'ont démontré avec une constance qui force l'admiration ; sur instruments anciens, malgré les estimables Hogwood, Pinnock et consorts, il y a définitivement le Mozart de Brüggen et celui des autres. Ce nouvel enregistrement ne fait pas exception et, comme ses prédécesseurs, il séduit immédiatement, malgré une prise de son un rien trop réverbérée qui en émousse légèrement les angles et les reliefs, par la cohérence de ses choix comme par l'incroyable naturel de sa respiration ; tant du point de vue du choix des tempos, à la seule minime exception de l'Allegro de la 39e dans lequel on aurait souhaité sentir parfois un peu plus de tension, que des équilibres entre les pupitres, tout semble aller de soi, trouver, comme par magie, sa juste place, sans que jamais quoi que ce soit paraisse trop calculé ou souligné. Il y a, dans cette interprétation, une absence apparente – car rien n'y est, bien entendu, laissé au hasard – de contrainte comme d'agitation qui révèlent l'humilité du chef et de ses musiciens devant une musique à laquelle ils accordent simplement la possibilité de s'exprimer sans la surcharger d'intentions ou l'encombrer avec des manifestations d'ego. Il ne s'agit pas ici, contrairement à ce qui se passe chez certains confrères, de prouver à tout prix que l'on a raison, mais bien de laisser, autant que possible, la parole au seul Mozart. Qu'il s'agisse de l'ambivalence de la 39e, de l'inquiétude sourde de la 40e ou du triomphe serein de la 41e, chaque atmosphère est caractérisée avec cette variété de couleurs et de nuances, cette finesse de touche et cette netteté de l'articulation qui sont, depuis longtemps, les marques de l'excellence de l'Orchestra of the Eighteenth Century.

Au-delà de l'audtion et de l'achat d'un disque, c'est bien de vous mettre à l'écoute d'un chef qui a beaucoup à nous apprendre sur la musique de Mozart que je vous recommande. La leçon de simplicité et d'humanité de Frans Brüggen est un trésor qu'on ne chérira jamais assez et envers lequel on n'éprouvera jamais assez de gratitude.

Mozart Les trois dernières symphonies 39 40 41 Frans Brüg
Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791), Symphonies en mi bémol majeur KV 543, en sol mineur KV 550 et en ut majeur KV 551

Orchestra of the Eighteenth Century
Frans Brüggen, direction

2 CD [durée : 53'51" & 38'11"] Glossa GCD 921119. Ce disque peut être acheté sous forme physique sur le site de l'éditeur (sans frais de port) en suivant ce lien ou au format numérique sur Qobuz.com.

Extraits proposés :

1. Symphonie en sol mineur KV 550 : [I] Molto allegro

2. Symphonie en mi bémol majeur KV 543 : [II] Andante con moto

Un extrait de chaque plage du disque peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :


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