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[note de lecture] Michèle Cohen-Halimi, "L’Anagnoste", par Anne Malaprade

Par Florence Trocmé

Couv L'Anagnoste L’anagnoste était l’esclave faisant la lecture à un aristocrate athénien durant les repas. Anagnoste est aussi le nom d’une revue semestrielle dirigée par Claude Royet-Journoud, et à laquelle Michèle Cohen-Halimi a donné des lectures écrites pendant neuf ans. L’Anagnoste est enfin devenu le livre d’une lectrice qui a regroupé vingt-et-une de ses découvertes, précédées d’une préface portant ce titre humble et magnifique : « Un test de mémoire ». Emmanuel Hocquard avait publié un Test de solitude aux éditions POL en 1998. Il s’agit aujourd’hui de redéployer ce test (on y entend une tête et un témoin… c’est en tout cas ce que murmure l’étymologie) afin d’y surprendre une réflexion non pas tournée vers le passé, mais bien au contraire chargée par le maintenant d’une rencontre essentielle et miraculeuse. Cette mémoire fait venir à la lumière qu’est la lecture ce qui est caché, suggéré, oublié dans la matière du livre. Chaque texte originel, regardé autant qu’entendu, lu et, sans doute, d’une manière ou d’une autre, silencieusement réécrit, répond alors par un nouveau regard à Michèle Cohen-Halimi. Walter Benjamin écrivait que la faculté de « jeter un regard », ou de « répondre à un regard », est pleinement poétique : regard du texte, regard de la lectrice, regard du texte de la lectrice qui se tourne vers la communauté des lecteurs. Le texte lu rêve, comme le texte écrit en regard du texte originel nous attire dans son rêve. « L’aura est l’apparition d’un lointain, aussi proche qu’il puisse être ». C’est une étrange familiarité, une apparition toujours saisissante, fascinante, délicieuse, terrifiante et bouleversante, que ces lectures saisissent sans la désincarner. « Fictions de durée », « tonalités narratives », « successions de décrochements et de séparations », « mémoire de strates », récit brisé, révélation plastique, « enquête », « monstration d’une langue au-dessous des langues », « puissance de détachement » : paradoxal retrait des textes de Roger Laporte, Daniel Oster, Dionys Mascolo, Dominique Rouche, Michel Couturier, Charlotte Delbo ou encore Fouad Gabriel Naffah sur et dessous la page. Ces formules soulignent une obstination à disparaître à partir d’un paraître-surface, la dialectique et l’échange, le rapport de force et de faiblesse aussi, qui nouent l’auteur et le lecteur, tous deux décentrés et dépossédés par des œuvres qui, comme l’écrivait Nerval, dirigent leur rêve plutôt qu’elles ne le subissent. Une juste expression est impossible à l’auteur comme au lecteur. Juste une expression donc, car cet impossible simule le désir du possible, l’intensifie, le nourrit. Les mots chargent et déchargent un sens qui n’est jamais plus lumineux que lorsqu’il est poursuivi autant que précédé par une lectrice douée d’une mémoire intuitive. Souvenir d’un texte inlu (lu à l’intérieur, toujours déjà lu) traversé par le son dramatique de l’idée, par la charge détonante d’une vision. 
 
« Un test de mémoire » raconte les circonstances de ces lectures. Il y est question d’amitié, d’entrevues, de choix, de hasard et de nécessité. Il s’agit de rites et d’écoutes, de régularités et de commandes qui ont permis à la lectrice de se découvrir à son insu créatrice d’une lecture témoignant d’une écoute active et bienveillante qui, en retour, offre au texte originel le sortilège de l’aura. La lecture sauve du gouffre. Elle décrit ce moment et cet endroit précis où l’abîme s’ouvre pour recueillir un vide chargé d’échos déliés. Certains des essais publiés parallèlement par Michèle Cohen-Halimi désignent d’ailleurs très explicitement cet espace-temps à partir duquel « entendre » les « raisons » et les « stridences spéculatives » d’un rêve en prose ou d’un tracé spéculatif qui épouse les heurts d’une pensée en voyage. Entente qui touche jusqu’au « renversement » l’équilibre d’une voix que la « méthode narrative » constituée par toute lecture bouscule et soutient tout à la fois. Lisant, l’œil devient ce qu’il a toujours été : l’artisan d’un dire, l’occasion d’une écoute suspensive, l’aventure d’une précipitation, au sens où Bernard Noël entend ce dernier terme. Le regard se prolonge en une main. Cette dernière trace, en un geste pensif (que l’on voudrait pouvoir écrire pansif), le dessin lettré faisant coïncider l’écriture et l’écrit, le silence et la voix. « Test de mémoire », certes, mais aussi épreuve qui renverse les rapports vivre-écrire, écrire-lire et lire-vivre. La mémoire éprouve donc un futur antérieur qui semble être le temps d’une durée créatrice indéfinie et indivisible : ainsi on écrit et on lit dans l’expansion d’une expérience qui mêle des options et des actes que l’on croyait chronologiquement ordonnés. La durée lie l’écriture et son double ; elle enveloppe la lecture d’une écriture qui, en écho et par transparence, dans la douleur que caresse une extrême sensibilité, conjugue — au double sens, grammatical et amoureux, du terme — les temps et les personnes.  
Un dernier mot pour dire l’élégance formelle de ce livre qui réinvente la suspension narrative : les bandeaux peints par Claude Royet-Journoud exposent, en contrepoint, cette pensée manuelle qui caractérise tout travail de lecture. 
 
[Anne Malaprade]    
 
Michèle Cohen-Halimi, L’Anagnoste, Eric Pesty Éditeur, 2014, 166 p., 17 euros. 


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