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Carnet / Avant de mettre la table du petit déjeuner

Publié le 17 juin 2014 par Christian Cottet-Emard

J’en suis encore à me demander, lorsque je trouve certains coins de ma région vraiment trop moches dans des bourgades du Haut-Bugey et du Haut-Jura, entre Oyonnax, Nantua et Saint-Claude, pourquoi je n’ai pas saisi quelques occasions de partir m’installer sous des climats et dans des lieux plus adaptés à mes goûts et à ma personnalité. L’Italie et le Portugal m’auraient beaucoup plu mais il n’est hélas pas dans mes moyens intellectuels d’apprendre une langue étrangère. Cette incapacité définitive a au moins un avantage :

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Photo : à Lisbonne

lorsque je me trouve dans un pays étranger que j’aime, j’apprécie de ne rien comprendre de ce qui se dit autour de moi. C’est comme si je me trouvais en vacances de toute actualité avec l’illusion de jouir ainsi d’une sorte d’immunité diplomatique. Manque de courage, de maturité, de réactivité, lenteur, difficultés d’adaptation, esprit petit bourgeois souvent réactionnaire sur certains sujets (je n’en ai pas honte) peur de manquer (je suis adepte du « mieux vaut un tiens que deux tu l’auras »), je n’en finirais pas de chercher les vraies raisons de mon enracinement et cela ne servirait plus à grand-chose désormais. Quant aux « promotions » , du reste très foireuses, qu’on a tenté de me refiler à l’époque où j’étais dans la presse puis dans d’autres métiers, elles n’étaient que des manœuvres destinées à me mettre en situation d’incompétence et à me faire démissionner. Je ne suis évidemment pas tombé dans ce piège et quand bien même aurais-je accepté les mutations, ici comme ailleurs, j’aurais toujours eu la même nausée à me coltiner la merdouille locale qui pue partout d’identique façon, même sous des cieux plus cléments d’un point de vue météorologique. Au moins ici et maintenant, je vis dans une bulle de nature et d’espace à peu près préservés sur ma terre et celle de mes aïeux, à l’écart de ce qui a plombé ma jeunesse, c’est-à-dire des boulots débiles, des sots métiers, entre autres celui de journaliste qu’il me déplaît d’avoir exercé (mais c’était cela qui s’était présenté).

Ces trois derniers soirs, j’ai vu passer le renard qui a emprunté le même itinéraire à la même heure. J’étais dehors immobile au clair de lune sur trois marches près de ma porte d’entrée. L’autre soir, il a tourné la tête vers moi et s’est immobilisé sous l’effet de surprise. Jusqu’à maintenant, je n’en avais vu que de d’assez fluets mais ce spécimen-là était vraiment d’une taille impressionnante. Il m’a fixé intensément pendant une bonne minute puis, voyant que je ne bougeais pas, il m’a sans doute oublié et a repris tranquillement sa route en produisant de petits sons aigus et étranges, assez désagréables à l’oreille. La nuit suivante (pour une fois je dormais un peu mieux), ce sont les sangliers qui sont venus dévaster les rangées de pommes de terre dans le jardin. Nous ne couperons pas à la construction d’une clôture.

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Pourquoi ai-je attendu si longtemps pour lire Charles Bukowski alors que mon ami et éditeur Jean-Jacques Nuel m’en a fait l’éloge depuis belle lurette ? Sans doute parce qu’il me fallait commencer par ce qu’on appelle des écrits périphériques ou secondaires comme peuvent l’être des carnets ou un journal. Il s’agit en l’occurence d’une sorte de carnet de route d’une tournée promotionnelle en Europe intitulé Shakespeare n’a jamais fait ça (éditions Points) que j’ai trouvé chez Gibert à Lyon. Bukowski y relate le souvenir (très embrumé par les vapeurs de vin blanc) qu’il eut de son passage à l’émission littéraire Apostrophes mais le plus intéressant réside évidemment dans de brèves notations qui révèlent sa vision du monde et surtout son irréductible allergie au bric-à-brac qui intéresse le commun des mortels ! Le texte (qui donnera des flatulences et des boutons aux bobos de la nouvelle bien-pensance contemporaine) voisine avec 80 photos de Michael Montfort où l’on voit l’auteur de L’Amour est un chien de l’enfer trinquer, faire du tourisme, fumer des cigarillos, essayer un imperméable, craquer des photos... Extrait page 53 : « Je devais faire une lecture de poésie à Hambourg. Ce qui ne m’empêchait pas de détester les lectures de poésie ; je me bourrais toujours la gueule et je me battais avec le public. Je n’ai jamais écrit de la poésie dans le but de la lire en public, mais c’est sûr que ça payait le loyer. »  

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Pendant que j’y étais (à Lyon) j’en ai profité pour ramener une version de A Ceremony of Carols de Benjamin Britten, un CD Naxos où l’on trouve aussi Friday Afternoons et un ensemble de trois mélodies, Three Two-part Songs. J’ai bien besoin d’écouter ce genre de musique en ce moment pour calmer les vagues de chagrin et d’anxiété contre lesquelles je lutte à armes inégales bien sûr.

À part ça, comme d’habitude dans le Jura, la saison à peu près chaude a succédé du jour au lendemain à la saison froide. Du coup, les pivoines qui ont trop hésité et on battu leur record de retard en attendant jusqu’à maintenant se sont ouvertes en catastrophe et ont vite cédé sous un soleil trop piquant. Certaines se sont étiolées et d’autres ont séché en boutons ; en cela les pivoines sont comme les œuvres littéraires que nous portons et qu’il faut sortir au bon moment. Sinon c’est fichu.

J’arrête là car il est 2h du matin et je me lève à 6h. En plus, j’ai besoin d’un petit cigare et d’un carré de chocolat noir. Je dois aussi mettre la table du petit-déjeuner.


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