Voilà un livre qui ne laissera pas indifférent. Peut-être n'aimerez-vous pas. Certains sont réfractaires au surnaturel. Car le paranormal a de quoi effrayer, même s'il ne faut pas croire que Frédérique Deghelt a écrit un traité de métapsychisme. Les brumes de l'apparence ont été conçues comme un roman et le restent. L'auteure voulait explorer les faux-semblants, les convenances, les certitudes ... tout ce qui cadre les vies des personnes qui font confiance aux ... apparences. Elle a côtoyé suffisamment longtemps le secteur de l'événementiel pour en connaitre les codes et les limites. Les faiseurs de rêve qui conçoivent des moments magiques n'ignorent rien de la réalité.
C'est le métier de Gabrielle, une parisienne de quarante ans, directrice de sa propre entreprise de communication. Jamais prise au dépourvu, rationnelle mais toujours sensible et plutôt empathique, cette femme de caractère s'imagine pouvoir régler un "petit" problème d'héritage en deux temps trois mouvements.
Rien ne lui a encore résisté. Elle a fait sienne la phrase de Mark Twain : ils ne savaient pas que c'était impossible, alors ils l'ont fait. (p. 52) Egalement cette pensée ironique de Michel Audiard : la campagne c'et affreux : la journée on s'ennuie et la nuit on a peur.
On la suit en expédition en province (dans cette France profonde qui lui parait si "médiévale") pour estimer une masure, isolée en pleine forêt. Elle en découvrira une seconde, et surtout un territoire qui exercera un enchantement véritable. Vous aurez deviné que sa vie en sera bouleversée.
Frédérique Deghelt n'est pas la seule à aborder ce type de sujet. Virginie Langlois, avec Anna des Miracles, chroniqué en mai dernier, Lorraine Fouchet avec J'ai rendez-vous avec toi, chroniqué au début du mois.
Même la littérature jeunesse est imprégnée par le paranormal, comme en témoigne Aharon Appenfeld avec Adam et Thomas. Quant aux relations humaines familiales, François d'Epenoux est au coeur du sujet avec Le réveil du coeur qui obtient cette année le Prix Maison de la Presse. Un autre livre combine famille et au-delà (et cuisine aussi) : La promesse de Lola de Cecilia Samartin, aux éditions de l'Archipel, que je suis en train de découvrir et dont je parlerai bientôt.
Frédérique elle-même n'a jamais été très éloignée de toutes ces questions, avec Un pur hasard (éditions du Moteur en 2012) ou La vie d'une autre (qui est un thriller psychologique en quelque sorte sur une forme de réincarnation). L'écriture vous apprend à écrire à partir de l'inconnu. Le plus troublant est que le sujet s'est mis à m'habiter. Des signes tellement forts, quasi violents, sont advenus avec une série de coïncidences ... C'est en ces termes que Frédérique Deghelt m'a parlé Des brumes de l'apparence quand je lui ai fait part de mon propre trouble.Elle avait très peur que son éditeur ne refuse le manuscrit. Actes Sud n'accepte jamais rien les yeux fermés, même si l'auteur a déjà du succès dans la maison. Elle n'aurait pas davantage apprécié qu'il soit accueilli comme une histoire sympa de plus. C'est peu dire qu'elle a mis énormément d'elle-même dans ce roman. Depuis la sortie elle reçoit une quantité phénoménale de courrier de lecteurs qui tiennent, en général, à la remercier pour l'apaisement que cette lecture leur a procuré.
Frédérique en est touchée. Elle n'a pas pour autant basculé dans le paranormal dont elle ne fait pas une spécialité. Elle a poursuivi son chemin d'écrivain en reprenant le principe de fonctionnement d'Un pur hasard qu'elle exploite dans un roman à paraitre le 3 septembre sous le titre de l'Oeil du Prince, (coédition J'ai Lu, Les éditions du Moteur), faisant référence à l’expression théâtrale qui désigne le siège du 6ème rang offrant, depuis la salle, la meilleure vue sur la scène, sans aucun angle mort.
Ce livre est né de l’envie de donner aux hasards et coïncidences cette place qu’ils occupent dans nos vraies vies sans que nous nous en rendions compte. Pour revenir aux Brumes de l'apparence, on entre très facilement dans ce roman qui très vite devient captivant.
L'apparence a besoin d'être oubliée pour que nous devenions nous-mêmes (p. 191).
Tous les ingrédients d'un bon livre sont présents : amour, humour, secret de famille, développement personnel, philosophie ... pour nous donner envie à nous aussi de devenir ce que nous sommes en appliquant la pensée de Nietzsche. A la fin Gabrielle partira sur un bateau ... jolie métaphore nous prévenant qu'elle a quitté les brumes de l'apparence puisqu'avec la mer, on ne fait jamais semblant.
On croise beaucoup de personnes célèbres ou tout simplement remarquables au fil des pages. Comme Maria Montessori dont tout enseignant devrait méditer la devise : apprends-moi à faire tout seul ! Il y a aussi Jean Cocteau, Carole Martinez (dont le nom n'est pas cité) que j'ai reconnue, ayant chroniqué le Domaine des murmures, prix Goncourt des lycéens 2011.
Le récit est émaillé de précisions scientifiques ultra sérieuses, comme le résultat des travaux de Steve Hawking sur les trous noirs (p. 273) ou l'abrogation de la loi sur la sorcellerie en Grande Bretagne. C'est que l'auteur a absorbé près d'une cinquantaine d'ouvrages pour écrire en connaissance de cause.
Elle donne en bonus, page 367, et c'est décidément très tendance (et j'approuve) la discographie des musiques qu'elle a écoutées en rédigeant le livre. Vous voilà prévenu pour les écouter pendant votre lecture.
Elle est persuadée que chacun de nous a des aptitudes à la médiumnité, à nous de les cultiver. Elle nous parle aussi de bonheur et d'épanouissement. Si bien qu'en refermant le livre et en regardant ce personnage féminin de la couverture (totalement évocatrice de l'auteure), cheveux lâchés, respirant l'air marin à pleins poumons sous un envol de papillons on se sent comme purifié.
Les brumes de l'apparence de Frédérique Deghelt chez Actes Sud, mars 2014