Le 30 septembre 2013, lors du Forum des Archivistes Genevois, le professeur Frédéric Kaplan, directeur du laboratoire des humanités digitales (DHLAB) nous a présenté son projet visionnaire de modélisation historique en 3D.
Ce programme réunit des chercheurs vénitiens et lausannois, dans des domaines aussi divers que l’informatique, l’histoire de l’art, la musicologie, l’architecture, la géophysique ou même les neurosciences.
Le lancement de la Venice Time Machine, grand projet de Digital Humanities entre l’EPFL et l’Université Ca’Foscari a donné lieu à plusieurs d’articles de presse et réactions sur Internet (communiqués officiels, article dans Le Temps, repris également dans Le Monde).
Le projet propose une modélisation multidimensionnelle de Venise et de son empire méditerranéen. Son ambition consiste à rendre interopérables des données concernant l’histoire environnementale (évolution de la lagune), urbaine (morphogenèse de la ville), humaine (démographie et circulation) et culturelle (politique, commerce, évolution artistique). La Venice Time Machine comporte des défis en terme de numérisation (des archives immenses et très anciennes), de modélisation (reconstructions cartographiques, gestions de l’incertitude intrinsèque aux données historiques) et de muséographie (comment rendre compte de cette histoire complexe). Les équipes vénitiennes et lausannoises travailleront en étroite collaboration, dans le cadre d’un centre de recherche appelé Digital Humanities Venice.
Maintenant que les annonces sont passées, il est peut-être utile de revenir sur ce qui fait l’originalité de la démarche de cette machine à remonter le temps.
Les archives de Venise, la ville probablement la plus documentée au monde depuis le IXème siècle, représentent des centaines de kilomètres. Le projet inclut la numérisation "intelligente" de cette richesse inouïe, qui devrait permettre une modélisation des relations que Venise a entretenues au cours des siècles.
La quantité, la diversité et la précision des documents de l’administration vénitienne sont uniques dans l’histoire du monde occidental. Recouper cette masse d’informations permet de reconstituer des pans entiers du passé de la cité, tels que des biographies complètes, les dynamiques politiques, voire même l’apparence de certains bâtiments ou de quartiers. "Ces documents sont intriqués de manière complexe, de sorte qu’une fois que l’on croise leurs références, on peut leur faire raconter une histoire beaucoup plus riche", explique Raffaele Santoro, directeur des Archives d’Etat de Venise.
Au départ, il y a un rêve, celui d’adapter les outils numériques du présent à l’exploration du passé. Nous avons depuis quelques années, des outils extraordinaires pour explorer le monde sans partir de chez nous (par exemple Google Earth/Maps/Streetview). Quand nous ne voyageons pas dans l’espace physique, nous parcourons le graphe social documentant les liens et les activités de plus d’un milliard de personnes. Ces services nous donnent l’impression de vivre dans un "grand maintenant". Le présent est devenu tellement dense que son exploration perpétuelle pour suffit à nourrir notre curiosité.
Les chercheurs des deux universités et de Telecom Italia commenceront une collaboration basée sur des études spécifiques, avec les premiers étudiants de Master attendus en 2014. Les trois acteurs comptent trouver d’autres sources de financements et inclure d’autres partenaires, afin d’assurer le développement du programme Venice Time Machine, et de renforcer la présence de l’EPFL dans la Cité des Doges.
Cette simulation intégrative de Venise a pour but de reconstruire le passé de la ville, d’offrir une meilleure compréhension de son présent et d’anticiper son futur. Ce programme ambitieux sera consacré à la numérisation et à la conservation des archives ainsi qu’à l’organisation de grandes masses de données, dans le but de concevoir des techniques de visualisation telles que des cartes interactives en trois dimensions, ainsi que des mises en scène muséographiques.
D’après les informations que nous avons au moment où nous rédigeons cet article (fin de l’année 2013), la première phase du projet, qui commencera en 2014 et durera quatre années supplémentaires, de petites équipes de chercheurs se pencheront sur Venise et son réseau historique européen. Ensemble, ils établiront durant ces prochains mois la feuille de route technologique et logistique du projet.
La digitalisation de centaines de kilomètres de rayonnage d’archives est en soi une énorme tâche. Le travail a d’ores et déjà commencé. En termes de gestion de données ou de reconnaissance d’image et de texte, notamment, le projet représente un véritable défi. Pour le relever, le Venice Time Machine a précisément pour ambition de fédérer les deux universités et des partenaires industriels. Afin de comprendre les interactions complexes entre l’art, l’architecture et le commerce à Venise, le programme Venice Time Machine modélisera le réseau que la ville avait tissé sur toute la Méditerranée.
À partir du mois de septembre 2014, un groupe d’étudiants titulaires d’un Bachelor en sciences humaines, en ingénierie ou en informatique sera sélectionné pour participer à un programme de Master commun aux deux universités. Ces étudiants de Master partageront leur temps entre les deux universités. En fonction de leur projet, leur dernier semestre d’études se déroulera à Lausanne, à Venise ou dans une autre université partenaire. Un comité international, composé d’experts renommés issus des universités de Stanford, Columbia, Princeton et Oxford, supervise les efforts menés pour faire du projet un outil fondamental dédié à l’étude de l’histoire de Venise.
Ces archives vont ainsi trouver via le Web une nouvelle existence virtuelle. Le passé de la cité sera réactualisé, que ce soit par la reconstitution d’arbres généalogiques et des organisations sociales d’autrefois, ou par la possibilité de visualiser son développement urbain. La numérisation de tous ces trésors ouvrira également de nouveaux champs de recherches. "Ce projet nous permet d’étudier des sujets jusque-là pratiquement inaccessibles", estime ainsi Dorit Raines, historienne de l’Université Ca’Foscari, qui a entrepris de parcourir et recouper quelque 300 000 testaments, afin de retracer l’histoire de la propriété des biens précieux à travers les siècles.
"Le but est de transformer tous ces dossiers en une énorme base numérique du passé", explique Frédéric Kaplan, professeur à l’EPFL et responsable du projet. "La bonne nouvelle, c’est que la masse de données ne représente pas un problème, mais au contraire une partie de la solution, puisque nous sommes ainsi de plain-pied dans les technologies en pleine évolution du Big Data".
Un projet qui devrait avancer plus rapidement car il vient de recevoir le soutien financier de la Fondation Lombard Odier qui initie, finance et développe des initiatives stratégiques ambitieuses de l’EPFL. Elle a sélectionné le projet Venice Time Machine pour sa combinaison exemplaire entre art, histoire et science, et soutiendra les chercheurs dans leurs efforts pour le développement des outils de numérisation et d’exploitation de données.
Nous resterons en contact avec ces équipes de scientifiques, et nous fondons de grands espoirs sur ce projet qui nous aidera à accéder à des informations que nous avons cherchées en vain jusqu’à présent. Rendez-vous donc à l’automne 2014 pour suivre les étudiants dans les rangées poussiéreuses de cartons…
Pour en savoir plus :
Le site du DHLAB sur les pages de l’EPFL : Venice Time Machine (en anglais)
TED, comment construire une machine à remonter le temps (en anglais)
Le blog de Frédéric Kaplan : Lancement de la Venice Time Machine (démonstration scientifique en français) voir également le suivi du projet sur le blog de ce professeur.
Digital Venice (en anglais)