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Seconds, de John Frankenheimer

Par La Nuit Du Blogueur @NuitduBlogueur

Version restaurée

Note : 5/5 

C’est peu dire que les films de Frankenheimer sont difficiles d’accès en France. Une infime partie de sa filmographie est disponible en DVD et seuls peut-être Grand Prix ou Le Prisonnier d’Alcatraz sont facilement trouvables en vente, alors qu’est rare la rediffusion de ses autres films, que ce soit à la télévision ou dans les salles. Et même si le premier est bien représentatif de la formidable inventivité formelle du cinéaste, nous sommes loin d’avoir une vue convenable de l’œuvre de l’un des plus grands inventeurs de forme du cinéma américain de la fin des années 60. C’est donc avec une grande joie, à La Nuit du Blogueur, que nous accueillons la sortie en version restaurée de ce chef-d’œuvre méconnu de Frankenheimer (sorti d’ailleurs la même année que Grand Prix en 1966). Et c’est grâce à LostFilm (qui porte bien son nom) qui distribue cette nouvelle copie comblant amplement notre appétit pour les versions restaurées de films anciens et inconnus (souvenez-vous de notre premier sujet du mois).

© Droits réservés

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Sort donc sur nos écran cet été (au milieu de toutes les autres rééditions estivales) Seconds (1966) de John Frankenheimer, connu aussi en France sous le malheureux sobriquet L’opération diabolique. Titre français qui, si il met en valeur l’histoire du film, oublie de rendre hommage à une excellente œuvre en la réduisant à la simple série B. 

Comme de nombreux cinéastes talentueux pré-figurants le Nouvel Hollywood (Sam Peckinpah, Sidney Lumet, Don Siegel, Robert Altman…), John Frankenheimer fait ses armes à la télévision à la fin des années 50 avant de se lancer dans le cinéma en 1961. Très rapidement, Frankenheimer s’impose en cinéaste d’expérimentation, représentant d’un renouveau du cinéma américain plus inspiré par l’expressionnisme allemand, Hitchcock, Orson Welles ou encore la célèbre série TV fantastique de Rod Sterling, The Twilight Zone (La Quatrième Dimension) que par les nouvelles vagues successives qui ébranlaient alors le cinéma européen. C’est ce qui différencie nettement Frankenheimer de ses « successeurs » du Nouvel Hollywood qui se tournaient beaucoup vers Godard, Truffaut et consorts. 

Seconds aurait pu d’ailleurs être un fameux épisode de The Twilight Zone, tant l’influence baroque fantastique de la série est perceptible dans le film. Le mythique producteur et narrateur de la série, Rod Sterling, collabora notamment avec Frankenheimer en écrivant, deux ans avant la réalisation de Seconds, le scénario de Seven Days In May. Ce dernier film constitue d’ailleurs le deuxième volet de ce qu’on peut considérer comme la trilogie qui fonda l’identité d’un genre qui perdurera avec succès dans les années 70, le thriller paranoïaque : The Mandchurian Candidate (Un Crime dans la Tête) en 1962, Seven Days in May en 1964, et Seconds en 1966.

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Un cinquantenaire, Arthur Hamilton (John Randolph), en pleine crise existentielle, les cheveux blancs, bedonnant, transpirant tout son mal de vivre en grosses gouttes poisseuses, se voit un jour proposer l’opportunité de changer de vie, de visage, d’identité. Pris dans l’engrenage, littéralement piégé par « la compagnie », il deviendra Tony Wilson (Rock Hudson) et aura fort à faire pour se reconstruire dans sa nouvelle vie.

Tel est le pitch de Seconds qui, sans être véritablement fantastique, se développe comme une œuvre d’anticipation dans laquelle les miracles de la chirurgie esthétique sont tels que le visage, et donc l’identité d’un homme, peuvent être complètement modifiables et métamorphosés. La transformation est d’ailleurs, dès l’entame fracassante du film (Frankenheimer était un grand spécialiste de débuts remarquables), présentée comme l’un des sujets principaux. Et c’est au maître des génériques, Saul Bass, que Frankenheimer confia le soin de développer un montage totalement expérimental, fait, certes, de prises de vues réelles mais complètement déformées et anamorphosées. Sur une musique organique inquiétante de Jerry Goldsmith, un visage, filmé de si près et de tant d’angles différents que ce dernier semble appartenir à plusieurs personnes, se déforme et se reforme pour ne devenir qu’une tête sans identité, bandée, criant silencieusement son malheur. Comme à son habitude, en un générique, Saul Bass résume et pose les bases de tout le film qu’il introduit (certains cinéastes lui refusaient même certaines de ses idées préparatoires jugeant que trop d’indices étaient donnés dès l’entame) et ce début de film reste l’un des plus mythiques de son créateur (certaines images ont même été reprises dans le thriller Les nerfs à vif par Scorcese). L’expérimentation visuelle des « miroirs » déformants de Bass correspondent tout à fait à la forme originale du film.

Dès la première séquence, dans laquelle Arthur Hamilton se voit abordé dans une gare par un membre de « la compagnie », Frankenheimer pose les bases de l’esthétique noire et angoissante qu’il développera tout au long de Seconds. Dans la gare, c’est le choix de la snoricam (caméra accroché au personnage donnant l’impression que c’est le monde qui chancelle autour du personnage et non l’inverse, procédé notamment utilisé par Darren Aronofsky dans Requiem for a Dream) jusqu’alors rarissime, si ce n’est inexistant, qui marque le mal-être profond du personnage principal, superbement incarné par John Randolph. Dès le début donc, c’est face à un homme qui ne peut se confronter à sa crise existentielle que le spectateur se retrouve. 

Si le cinéma de Frankenheimer ne plaît pas forcément car il se trouve être très expressionniste et peu subtil, le réalisateur a ce don peu commun de toujours mettre en scène les idées qu’il veut véhiculer avec une force extrême tout en ne tombant jamais dans le modèle habituel, en trouvant toujours une mise en scène originale. Il en sera de même lorsque Hamilton ira à la rencontre de la compagnie et qu’il devra, pour cela, passer par un abattoir où il sera ensuite conduit vers une adresse tenue secrète et subira l’ « opération diabolique » qui le transformera en Tony Wilson-Rock Hudson.

Quelle idée plus démonstrative pour marquer le début de cette métamorphose que de le faire au milieu de ces carcasses sans vie et sans identité ? De cette frontalité des idées de mise en scène naît une certaine jouissance du spectateur. Car en mettant sans cesse en évidence les tenants et aboutissants du récit de manière aussi évidente, Frankenheimer réussit toujours à maintenir une ambiance opaque, dans laquelle il est impossible de savoir ce que pense ou veut le personnage, dans laquelle les enjeux des séquences sont toujours définis au spectateur seulement trois ou quatre scènes après. Et alors que le film avance sans jamais expliciter la direction que prend le récit, créant par là même l’ambiance « thriller » du film, c’est à la fin que l’on se rend compte de son extraordinaire complexité et de sa grande cohérence. Ainsi, il est difficile d’être indifférent au récit, encore plus de ne pas être accroché au déroulement de celui-ci.

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Incompris à sa sortie, Seconds fut un échec cuisant, vite éclipsé par la sortie de Grand Prix la même année. Analysant les raisons de cette déconvenue, Frankenheimer pensait, des années après, que la transformation de John Randolph en Rock Hudson était peut-être trop radicale pour le public d’alors, que le passage du vieil homme bedonnant au grand gaillard costaud paraissait peut-être trop « fantastique » alors que le film se voulait crédible. Or c’est aussi dans le choix de ses comédiens que Frankenheimer trouve la force de son film. C’est justement en juxtaposant deux acteurs si éloignés pour l’incarnation d’un même personnage que le message nihiliste et pessimiste prend tout son sens. Sans y répondre franchement, quoiqu’en s’orientant vers la négation, c’est la question suivante que pose le réalisateur à son spectateur dans le titre même de son film : Est-il possible d’avoir une seconde chance et de tout recommencer à nouveau ? 

Néanmoins Seconds ne se perd pas dans les questions morales, et, dans une certaine économie, se déploie en une œuvre magnifique, malheureusement un peu oubliée. Espérons, pour les vacanciers qui louperont la sortie cinéma, que l’on pourra apprécier cette copie restaurée dans une version DVD-Blu Ray qui rendra hommage convenablement au magnifique travail de Frankenheimer, de Jerry Goldsmith, de Saul Bass mais aussi à la qualité remarquable du travail des chef opérateurs son et image. N’ayant pas encore pu voir la copie restaurée qui sort dans nos salles, on ne peut qu’espérer qu’elle soit à la hauteur de ce chef-d’œuvre visionnaire. Des films redécouverts naissent parfois encore de belles surprises, Seconds en est l’exemple le plus probant.

Simon Bracquemart

Film en salles le 16 juillet 2014


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