« La nuit recommencée »
BRIZUELA Leopoldo
(Seuil)
La nuit argentine. La sanglante dictature qui de 1976 à 1983 fit régner la terreur dans un pays en proie à une crise politique sans précédent. Le narrateur, l’écrivain Leonardo Bazan, observe en 2010 l’intrusion nocturne de quelques individus dans la maison de ses voisins. Des individus qui lui semblent être sous la protection de la police. Ce qui réveille en lui les souvenirs d’une autre intrusion, commise en 1976 celle-là, et dont son propre père, sous-officier dans la marine argentine, fut l’un des protagonistes. Un long, un très long et douloureux éveil, qui alterne l’enquête conduite à reculons en 2010 et le retour sur les traces indistinctes laissées lors des premiers mois de la dictature sur celui qui n’était alors qu’un enfant.
Ce roman a fasciné le Lecteur. Une sorte de longue introspection qui en appelle à deux niveaux de la mémoire. La mémoire individuelle, avec tout ce qu’elle a d’infiniment fragile, d’aléatoire, avec tout ce qu’occultent les dérobades chez celui qui vécut des évènements dont il s’avère qu’ils provoquèrent emprisonnements, tortures et assassinats. La mémoire collective, portée en particulier par ces mères qui n’eurent de cesse de savoir ce qu’il était advenu de leurs enfants. « Sa grand-mère morte, Pablo doit avoir senti qu’il devait la remplacer, être son prolongement dans l’idéalisation de ses enfants, des disparus… »
La lente oscillation conduit le narrateur à accepter, non sans de nombreux détours, ce qui peut être assimilable à une part non négligeable de la vérité. Les années si sombres de l’Argentine affleurent dans la complexité du récit. Les tortures perpétrées dans les bâtiments de l’école militaire où étaient formées les futures élites de l’armée de mer. Les témoins superflus embarqués dans des avions puis jetés en mer. Les fusillés. Et quelque chose qui s’apparente à un passé somme toute pas si lointain : l’antisémitisme auquel s’adjoint l’occulte présence d’anciens dignitaires nazis protégés par le régime militaire.
Ce roman-là n’écrit pas l’histoire. Il s’empare de l’histoire pour contraindre le Lecteur à se défaire de ses certitudes, de sa bonne conscience. Il rappelle également que les plus grands parmi les plus grands ne furent pas exempts de reproches. « Il faut dire que Borges a accepté une invitation à dîner du président. Qu’il dit que Pinochet est indubitablement un gentleman. Et qu’il voue un culte à ses aïeux militaires… » Ce qui renvoie le Lecteur du côté de Rome et du Grand Vaticancaneur, un homme d’église qui durant ces effroyables années-là n’occupait pas des fonctions accessoires au sein de sa confrérie, celle des Jésuites.