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[note de lecture] Anthologie "Women" d'Olivier Appert, par Geneviève Huttin

Par Florence Trocmé

 
WomenServis par une traduction remarquable, dans le rythme comme dans le sens, ces poèmes ont été réunis en chapitres comme pour un grand récit : « Hainamoration du père », « Mater dolorosa», « De la déception », « No Woman’s Land ». Cette anthologie n’est pas comme les autres, elle dégage une problématique commune à des femmes écrivains du monde dit Nouveau : elles posèrent toutes les questions de leur condition déterminée par leur sexe, et inventèrent leur langage pour y répondre. Réfléchissant sur leur enfance, les rôles imposés, leur place dans une société machiste, l’ordre américain où elles ont grandi pour être  ratifiées ou guettées par la dépression.  
 
 « Quand je demandais, Qu’est-ce qui marche à quatre pattes le matin  
à deux le midi, à trois le soir, tu répondis,  
L’Homme.   Tu n’as rien dit à propos de la femme »  
« Lorsque tu dis Homme », dit Œdipe, « tu entends aussi femme.  
Chacun sait cela »    Elle dit, « c’est ce que 
Tu crois »  
Muriel Rukeyser. Mythe, p. 83 
 
Olivier Apert parle de « féminitude » et affirme que « la parole du poème féminin s’écrit du côté de la transgression, parce que intimement liée aux tabous qu’elle a dû affronter » 
Il s’agit d’adresser « la lettre écarlate » de la poésie des femmes. 
  
Elles n’ont pas prétendu « abolir » mais refuser pour elles-mêmes « l’infini servage de la femme », en récusant le triangle où elles ont été assignées : « la nonne, la femme mariée, la putain »  et Olivier Apert invente pour parler de leurs écrits le concept de soeurenité. Mythe qui les rassemble. C’est le mythe d’Électre qui s’est fait parole. 
Leur lyrisme fait désordre, il est déclaré « indécent ». Renversement des pères  « hainamorés », moqués : 
 
[...] Georges Washington, j’ai besoin de ton  
amour ; Georges, je veux t’appeler Père, Père, mon père   
Père de mon pays  
Me  
voici »
.  
Diane Wakoski. Le Père de mon pays., p. 55 
 
 
Dans le Livre des générations, elles s’écrivent contre leurs mères, celles que les normes de vie américaines ont vidées de leur identité. 
« Comprenez : je suis la fille  
Du roman de ma mère : il me faut  
Accomplir mon devoir
 »  
Marge Piercy. Le Roman de ma mère, p. 77 
 
Une parole du désir, une écriture du sexe : un poème-lettre sert au fond à faire l’amour, à le faire avec lui lisant la lettre qu’elle lui envoie. Subversion de l’attente. Parole performative « Je veux que tu lises ceci comme je fais l’amour à ton pénis ». Laura Chester, Correspondance, p. 269 
 
  
Il existe des anthologies de femmes poètes en France mais elles ne sont pas portées par une thématique. Ce qui tient l’ensemble et le rend passionnant à lire, c’est le tressage entre elles, proposé par Olivier Apert. Et le lieu : l’Amérique, la référence « géo-poétique ». Chaque poème est situé, souvent local, écrit sur le motif parfois : un garçon noir volant des glaïeuls pendant des émeutes en 67 à Detroit, ou dans la remémoration d’une image choc : une photo découverte par une petite fille dans le National Geographic en 1918, des gens posant à côté d’un pendu.  
 
Voici un poème d’Elinor Nauen sur le désir sexuel et le Base Ball : 
 
« une fois lors des matches d’hiver José Cardenal  
refusa de jouer 3 jours durant rapport que sa tenue  
n’était pas assez moulante  
(…) & qui arrivant au 3e but me salua d’un doigt à sa casquette (…) 
Je suis une épouvantable comédienne car je n’ai aucun sens de la mesure 
faut toujours que je dise à quoi je pense 
Flaubert disait qu’il préférerait crever comme un chien  
Plutôt que d’expédier une phrase mal mûrie 
j’adore ces sacrées bananes vertes
 »  
 
Montrer la vérité de la caricature. Transgresser le « ne pas tout dire ». 
 
« Dans un essai consacré à la littérature américaine, un critique émettait de graves réserves reprochant notamment à Sylvia Plath et Anne Sexton une tendance à l’exhibition impudique : voilà désigné peut être un essentiel tabou : l’indécence. Comme si par quelque décret de nature, la parole féminine, incarnant un mal, un manque, se devait pour obtenir l’absolution masculine – d’être un salon de bienséance où la confession se murmure sur les lèvres non pas pures mais propres du bon goût ! » Olivier Apert, préface, p.19.  
 
Mais ce ne sont pas des voix désespérées au contraire : une lumière au plus près de leurs émotions, fait d’elles des voix susceptibles de déclencher la joie.  
En France il y aurait par exemple, parmi les écritures que je connais, Anne Talvaz pour ressembler à ces femmes américaines, de l’intérieur même de son travail de poète, avoir ce ton libre, cet humour dans le désespoir, mais aussi dans la confiance fragile en elle-même, et en la poésie, l’amour de la vie et de l’instant : 
 
« chaque jour elle descendait le raidillon  
un panier au bras, le cœur chargé de roses  
à la rencontre de la misère du monde les extrêmes de l’amour et de la terreur 
»  
  
ou bien 
  
« il y a des moments si redoutables  
que l’émotion reste floue (est-ce la tristesse,  
ou la sérénité) c’est préférable il arrive  
que les caricatures disent vrai  
pourquoi n‘est-il pas trop tard  
il y a moi (et l’hiver) et après 
» * 
 
Elle se sont confiées à l’autoportrait, ancienne et toujours neuve stratégie féminine, depuis Sapho.  
Elle sauvent le lyrisme ; qui n’est pas du tout le lyrisme à la fraise, mais la relation de soi à soi, poussée loin, et elles n’ont pas commencé, taillant « la brèche sanglante dans le roc de l’exemplaire », elles observent la fin du monde et leur propre commencement, elle sont le commencement .  
 
[Geneviève Huttin] 
 
 
*Anne Talvaz, Imagines, Collection Biennale Internationale des Poètes en Val de Marne. Farrago Editions Leo Scheer, 1997.  
 
 
Women par Olivier Apert, une anthologie de la poésie féminine américaine du XXème siècle, poèmes traduits, choisis et présentés par Olivier Apert. Le Temps des Cerises, 2014. 
 


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