Eustache Le Sueur (Paris, 1616-1655),
Réunion d'amis, c. 1640
Huile sur toile, 136 x 195 cm, Paris, Musée du Louvre
Alors que certains ensembles, hélas trop peu nombreux, au premier rang desquels il faut citer Correspondances, prennent courageusement le parti de lui dédier l'essentiel de leur activité quand d'autres, qui nous y régalèrent autrefois, préfèrent aujourd'hui se tourner vers des cieux versaillais tellement plus lucratifs, force est de reconnaître que l'exploration du répertoire français du XVIIe siècle a tendance à faire l'impasse sur la musique de luth. Pourtant, aucun instrument ne résume avec plus de perfection l'esprit de cette époque, à tel point qu'il n'est pas d'expression artistique qui en fasse l'économie ; en poésie comme en peinture, des Pays-Bas à l'Italie, l'instrument à cordes pincées est partout, tant pour lui-même que pour ce qu'il représente. Un des exemples les plus frappants est fourni par la Réunion d'amis, aujourd'hui au Louvre, qu'Eustache Le Sueur peignit vers 1640, alors qu'il se trouvait encore dans l'atelier de Simon Vouet : au centre d'une composition savamment théâtralisée se trouve un luth touché par un musicien dans lequel il faut peut-être reconnaître Denis Gaultier, dont Le Sueur illustrera aux côtés, excusez du peu, d'Abraham Bosse et de Robert Nanteuil, le recueil La Rhétorique des Dieux. Ce n'est certainement pas par hasard que le peintre a placé le luthiste à côté du géomètre (ou du mathématicien) qui, outre qu'il rappelle que la musique est, depuis Pythagore, regardée comme une science mathématique – songez à sa place dans le quadrivium médiéval –, est aussi un typus melancholicus (un personnage qui rêvasse, la tête inclinée appuyée sur une main et un compas dans l'autre ne vous rappelle rien ? Si vous avez un doute, la réponse est ici), une personnification de cette sombre humeur que l'anglais Robert Burton, mort, par une savoureuse coïncidence, l'année même où l'on suppose que Le Sueur réalisait sa Réunion, avait entrepris d'anatomiser quelque vingt ans plus tôt. Le luth est, par excellence, un « chasse-soucy » qui, en la faisant sourdre comme un soupir et en l'accompagnant, dissipe la mélancolie – et je ne peux résister à vous convier à aller contempler, au Musée de l'Œuvre Notre-Dame de Strasbourg, le tableau que Sebastian Stoskopff peignit en 1633 et que l'on nomme aujourd'hui Les Cinq sens ou l'été : vous y verrez, à droite de la scène principale, une échappée qui semble sortie de la palette irréelle d'un rêve et montre une femme de dos, debout sur une terrasse où l'a accompagné son petit chien, jouant du luth face à un paysage indistinct, presque vaporeux, une image qui, selon moi, illustre l'essence même de la magie de l'instrument et de son répertoire à cette époque –, mais aussi le symbole de l'harmonie et de la vie dans ce qu'elle a à la fois de plus délicieux et de plus fragile — combien de cordes brisées dans les Vanités pour symboliser le fil tranché par la Parque ?
En bandes, le luth fait danser, seul, il fait soupirer de nostalgie ou d'amour, mais malgré les efforts autrefois d'un Hopkinson Smith dans de légendaires disques gravés pour Astrée qu'il serait salutaire de rééditer tant il est insensé que nombre de plus jeunes mélomanes en soient privés, ou, plus près de nous, d'une Claire Antonini, dans un magnifique récital glané au sein du Manuscrit Vaudry de Saizenay qui devrait figurer dans toute discothèque « baroque » digne de ce nom, ou de la Société française qui a pris fait et cause pour cet instrument, force est de constater que le répertoire français pour luth du Grand Siècle, moment où l'instrument connaît probablement son apogée en termes de raffinement et d'expressivité, demeure sinon oublié, du moins négligé. C'est la raison pour laquelle j'ai souhaité mettre à l'honneur cette vidéo dans laquelle Jean-Marie Poirier propose, dans une interprétation à la fois très ciselée et pleine de naturel, trois pièces de René Mezangeau publiées en 1638, alors que notre Eustache faisait toujours ses classes chez le peu commode Simon, deux ans environ avant que sa Réunion surgisse de ses pinceaux. Le nom de l'interprète n'évoquera peut-être rien pour la majorité d'entre vous, mais il est pourtant, en soliste, en duo avec Thierry Meunier au sein d'A due Liutiou avec son ensemble Le Trésor d'Orphée, dont je vous entretiendrai bientôt des très beaux Meslanges du temps de la Fronde, un des excellents ambassadeurs du répertoire d'une époque pour laquelle il confesse une authentique passion. On peut gager que c'est cette longue fréquentation, aussi amoureuse qu'éclairée, de la culture de ce siècle, particulièrement de sa première moitié, qui confère à sa lecture de Mezangeau un tel sentiment d'évidence — en des temps voués à l'autopromotion échevelée et futile, on mesure mieux les vertus de l'approfondissement. Au bout de ces quatre minutes qui passent comme un rêve, on se prend à espérer qu'il se trouvera un producteur, vous savez, un de la trempe du regretté Michel Bernstein, pour oser cueillir les fruits savoureux d'un art du luth arrivé à sa pleine et savoureuse maturité et, faisant fi des oukases de la rentabilité (d'ailleurs heureusement plus souvent démenties qu'on l'imagine), nous les faire goûter comme, autour d'une même table, on convierait une réunion d'amis.
Illustration complémentaire :
Sebastian Stoskopff (Strasbourg, 1597-Idstein, 1657), Les Cinq sens ou l'été, 1633 (détail). Huile sur toile, 114 x 186 cm, Strasbourg, Musée de l'Œuvre Notre-Dame (cliché personnel)