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[note de lecture] Philippe Denis, "si cela peut s’appeler quelque chose", par François Lallier

Par Florence Trocmé

 
 
Philippe DenisL’étrange titre choisi par Philippe Denis pour son plus récent livre ne nous invite-t-il pas d’abord à interroger la nature de ce que son auteur tient pour tel, veut tel –avec une insistance que souligne, tournée la première page, l’exergue (1)? Car de ce « quelque chose » dont tout serait incertain (sauf qu’il est un livre), le modèle ne peut être trouvé, peut-on croire, qu’au hasard d’une recherche subtile, apparentée à la mycologie :  
   Feuilletant les lamelles 
   d’une amanite, 
   le poids du livre. 
 
Son poids, plusieurs sans doute le trouveront léger, en ses quatre parties nettement distinctes, et dont la dernière, Rabiot, tout autant qu’elle fait droit à une faim juvénile, semble convenir de la frugalité des premières : Trois poèmes revisités, Églogues, moi & Issa. Fruit d’une cueillette, mais pas d’un recueil, il évoque une promenade, non sans méthode, que la première expose.  
Le poème en effet n’est jamais égal en son dire à l’instant qui le fait parler. En avance, ou en retard, trop long, ou trop bref, il faut le « revisiter », revenir sur lui, le reprendre. Mais n’est-ce pas, ce retour, revenir à ce qui fut choisi, ou s’est offert au choix, soit l’ « églogue » ?  
 
A la seconde près, c’est consignable. Puis on bute sur plus de mots qu’il n’en faut pour décortiquer l’instant où ça fond dans la durée.  
 
Les mots font obstacle quand ils ne servent plus qu’à préciser à l’infini un instant qui ne doit pas durer – s’il ne dure que dans le langage, où on se noie (« On est entré dans le bouillonnement »). Inversement l’instant se définit de ne pas vraiment appartenir aux mots, de refuser leur médiation, d’être l’immédiat dont pourtant le mode d’être peut se déplier, se déployer :  
 
Quand on est sur le chemin, on ne voit pas qu’on est sur le chemin et le chemin, lui, ne s’en aperçoit pas. 
Pour m’en assurer je reviens sur mes pas. 
 
Le chemin n’est pas n’importe quel chemin. Il est un chemin de conscience, mais en acte, et qui n’a pas besoin de se savoir. Une subjectivité s’y manifeste, la subjectivité immédiate de l’instant, qui est rencontre, prend en charge la convenance du chemin et de celui qui le parcourt. Part essentielle du poème, peut-être est-elle l’ordonnatrice du livre, où est transféré le chemin, sur lequel – et selon cette « méthode » – sont cueillis les instants de l’ « églogue ». 
 

 
Ni bergers ni troupeaux, ni plaintes amoureuses ni funérailles ou naissances divines. Mais reste mérité le mot virgilien, non seulement pour dire la rencontre et le choix, mais aussi une expérience du dehors, où l’intériorité sentimentale n’a pas cours – non plus que la découpe d’impersonnels segments dans l’écume du langage. Expérience du kaïros, où le sujet se forme en une seconde et se dissout aussitôt, laissant l’éclair d’une autre conscience – coordonnée à l’instant du chemin : 
 
   Faire entrer un rien dans le tout, 
   quand le pourrai-je 
   sans penser ? 
 
Moments d’imaginaire : 
 
   Chaussure d’une poupée Barbie. 
   décide-toi, 
   dans un instant, elle ne sera plus à ta pointure … 
 
ou de sentiment de la présence, perçue 
 
   Prendre le pouls de la réalité, 
   quelle aventure ! 
   les pulsations viennent de si loin … 
 
ou encore moments d’une solidarité avec le réel (quienglobe imagination et perception sans les emprisonner), selon les deux pôles du partage, quasi mimétique, mais d’une rigoureuse indépendance : 
 
   Assurément elle n’a pas la même saveur, 
   pour le chat et le goéland,  
   la pitance qu’ils se partagent. 
 
et 
   Les hirondelles fauchent. 
   Nul intéressement, 
   les gerbes ne seront pas liées. 
 
On comprend que la poésie, c’est quand l’objet du poème, ou, redisons, son « dehors », fait effraction dans l’écriture, et la désigne, sans en être modifié, en montrant un choix de vie. Les mots y prennent une résonance inhabituelle, une saveur profonde, nourricière (2). 
    
   Lessive ou nuage –  
   le vent malaxe, 
   l’air boulange. 
 

 
Ces instants du monde cueillis en chemin par une conscience en éveil, rappellent naturellement le haï-ku, il est facile de le constater. Sans doute pourrait-on marquer les différences, qui sont grandes. Cependant les intentions sont les mêmes. Seul le mode change. Le haï-ku (mais peut-on généraliser ainsi ?) maintient une plus grande distance entre ce qui est vu et l’observateur, distance dans laquelle se forme l’image à laquelle celui-ci participe, qui à la fois se reconnaît et s’oublie en elle. A peine une image : la juxtaposition de réalités unies par l’instant et dont le lien provisoire soulève des significations multiples, non explicitées : 
 
   Ballet de lucioles. 
   Les grenouilles, 
   bouche bée. 
 
dit un haï-ku de Issa. Mais la différence ne tient-elle pas à des faits de culture, une tradition privilégiant par exemple les saisons, ou certaines réalités familières, en fait une convention qu’on pourrait prendre, avec trop de sérieux, pour l’essence d’une pensée ? Entre l’ « églogue » et le haï-ku, la parenté est réelle, dans la conception même du chemin, du dehors, et d’une conscience intense et volatile.  
Tel est évidemment le constat que fait Philippe Denis quand il donne à la traduction de dix-sept haï-ku de Issa la fonction de troisième partie de son livre, sous le titre provocateur, mais parfaitement pertinent, de moi & Issa. La ligature indique le lien étroit, quasi personnel. Le pronom, en première position, la modestie. Rien de pire que l’affectation qui mettrait en arrière plan un moi s’arrogeant ainsi à bon compte le privilège de s’effacer. Le traducteur se reconnaît ici comme « moi », et par là même que ces traductions sont rencontres sur le chemin (3). Ne pourraient-elles, d’ailleurs, être revisitées, étant le fait d’un « auteur » non moins transitoire ou vagabond ? 
 
   Floraison touchant à sa fin. 
   Sous les cerisiers, 
   s’imaginer balayeur. 
 
Et qui sait aussi revêtir une vue fugitive de son parfait vêtement de mots : 
 
   Pluie de printemps. 
   Une gamine apprend au chat 
   un pas de danse. 
 

 
On sera curieux de ce que contient le « rabiot », qui n’a pas permis qu’il appartienne aux « Églogues » ou aux méthodiques reprises des « Poèmes revisités ». Des bribes, peut-être, des restes, un supplément pour l’insatiable faim née de l’inachevable ? Ou des pierres d’attente, comme on en voit saillir sur certains murs, pour un agrandissement, mais dans la patiente prévoyance du vide ?  
 
   Le superflu, la cible atteinte, la fierté d’avoir tenu l’arc. 
 
Mais aussi, qui revient sur la méthode, et souligne un double écart : 
 
   Les mots dont je suis sans nouvelle, je les écarte. 
 
Puis 
   Je me suis écarté pour laisser passer comme des bolides quelques mots et goûte, maintenant, à la fraîcheur indemne de la poussière. 
 
Un livre, nul ne sait au préalable ce qu’il doit être. Mais il suffit sans doute pour qu’il soit que s’y manifeste l’intégration des parties au tout, et à chacune d’elles. Tel est bien le cas de celui-ci, qui ne pose pas pour rien la question de son titre – cueilli dans les arcanes de l’oracle baudelairien. 
 
 
[François Lallier] 
 
 
1.Provenant du Petit traité d’aphasie lyrique, Le bruit du temps, 2011 
2 .Je rappelle le beau titre d’un livre antérieur, Alimentation générale, paru en 2010 à La Dogana. 
3.N’est-ce pas le cas, également, pour les récentes traductions d’Emily Dickinson, En poussière honorée, parues en 2013 chez le même éditeur ? 
 
Philippe Denis, si cela peut s’appeler quelque chose, La ligne d’ombre, 2014
 


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