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La fin de l’imprévu

Publié le 14 août 2014 par Diateino

Les cinq forces du contexte citées par Robert Scoble et Shel Israel (appareils mobiles, médias sociaux, Big Data, capteurs et services géoloca­lisés) sont la promesse d’un marketing mieux ciblé, et d’une meilleure expérience client, hautement personnalisée. A vrai dire, cette promesse est déjà tenue à bien des égards : l’ère du contexte, c’est maintenant. Pour Marc Andreessen, « dans 20 ans, ce qui sera bizarre sera d’entrer dans un magasin et que le vendeur ne sache pas qui vous êtes. » Et encore, 20 ans est une estimation longue.

Les technologies mobiles permettront de plus en plus aux clients de vivre les bonnes expériences au bon moment. Pour citer les auteurs de l’Ere du contexte, « Nous voulons que les sites Web nous traitent de la même manière que Sam, le barman de la vieille série TV Cheers, traitait ses clients. Lorsque ses habitués passaient la porte, Sam leur versait leur boisson habituelle sans leur demander ce qu’ils voulaient. Alors qu’il leur tendait le verre, il leur posait des questions qui montraient qu’il savait ce qui se passait dans leurs vies personnelles et professionnelles. » Quel plaisir en vérité qu’une telle personnalisation ! Et de fait, l’expression de « village global » n’a jamais eu autant de sens qu’aujourd’hui : on peut imaginer que l’anonymat des grandes villes disparaisse derrière le sentiment d’appartenir à un grand village où tout le monde vous connaît.

Tous ces outils dont on oubliera bientôt qu’on ait pu les trouver « futuristes » nous assurent pour nombre d’entre eux une plus grande simplicité dans le quotidien et le travail. Plus besoin de sortir son smartphone (sans même parler de caméra) pour tourner une vidéo. Plus besoin de se préoccuper du temps qu’il fera ou des bouchons sur la route : nos objets intelligents géreront pour nous ces basses contingences.

Voici la nouvelle réalité que décrit L’Ere du contexte : « pléthore de nou­veaux services géolocalisés plus sophistiqués sont récemment arrivés sur le marché. Certains vous permettent de faire toutes sortes de choses en se basant sur vos préférences. Lorsque vous ferez du ski, ils sauront où vous êtes, à quelle vitesse vous allez et donc quand vous arriverez au chalet et quand vous prendrez cet Irish coffee qui sera versé alors que vous vous dirigez tranquillement vers le bar. » Ce « brave new world » qui s’ouvre à nous a de quoi fasciner autant qu’inquiéter.

La fin de l’imprévu

Source : François Boucq - Casterman

Peut-être la vie imite-t-elle l’art bien plus que l’art n’imite la vie, comme l’affirmait Oscar Wilde ; du moins la technologie fait-elle furieusement songer à la fiction. « Big Brother » et la connexion à l’infosphère par implant cérébral décrite dans les Cantos d’Hypérion de Dan Simmons sont presque là. Peut-être pourra-t-on prédire les crimes avant qu’ils ne soient commis. Le règne des capteurs et du Big Data fait son lit du fantasme positiviste d’un monde où tout serait quantifiable et prédictible. Finies les terrae incognitae (déjà bien disparues), finies les solitudes, l’imprévu, l’errance et les amours cachées, là où la technologie sonde les reins et les cœurs. Garderons-nous seulement un inconscient ? Peut-être pourra-t-on un jour enregistrer ses rêves et les partager sur les réseaux sociaux.

Aujourd’hui nous pouvons encore choisir comment augmenter notre réalité, sans laisser toujours une entreprise devancer nos désirs. Nous savons encore utiliser notre intelligence pour évaluer les possibles. Certains savent encore regarder le ciel et prédire la pluie, observer le soleil et déterminer leur position géographique en fonction des points cardinaux. Peut-être cette intelligence-là, bien utile quand la question de la survie dans une nature inclémente se posait encore, ne nous sera-t-elle d’aucune utilité dans le monde de demain.

De même, qu’aurons-nous à faire de la mémoire et de la patience ? Les Google Glass permettent de tout documenter, même les moments où l’on n’a pas le temps de sortir son smartphone pour prendre une photo. Déjà les photos n’ont plus la même signification pour nous que pour nos parents ou grands-parents qui ne prenaient que quelques clichés, le visage de l’unique photographie de l’ancêtre venant dans les mémoires figurer tout à fait son visage. Pour nous, qui vivons dans l’abondance de l’image, elles valent pour leur partage immédiat (et qui regarde ses vieux albums ?). Trop de mémoire crée l’oubli, les écrans-souvenirs remplaçant les souvenirs-écrans. Sitôt partagé, l’instant capturé peut bien s’enfuir.

Et tout viendra si vite que nous n’attendrons plus.

De tout cela, faut-il avoir peur ou s’attrister ? Inutile. En prendre acte ? Certainement. Suivre le flot ? Ce n’est pas forcé (pas encore).

Peut-être l’humanité peut-elle se passer du secret et de l’imprévu. Peut-être saura-t-elle, dans cette nouvelle ère du tout-visible, se ménager des poches d’inconnu et de poésie. Ou peut-être n’en aura-t-elle plus besoin.


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