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[note de lecture] Claude Margat, "L’homme qui marchait avec moi", par Ludovic degroote

Par Florence Trocmé

 
 
MargatLes histoires d’amitié peuvent parfois sembler si personnelles que leur récit ne dépasserait pas le cadre de la sphère privée ; d’ailleurs, on les retrouve davantage à travers les correspondances ou la publication d’écrits intimes que dans une narration spécifique. C’est pourtant ce que fait Claude Margat dans L’homme qui marchait avec moi, et c’est parce que l’auteur transcende la sphère privée que son livre excède le seul récit d’une amitié. 
 
Deux hommes de moins de trente ans font connaissance, ou plutôt, on les invite à faire connaissance : le narrateur est un jeune homme libre et libertaire, sans engagements ; l’autre est un jeune professeur de dessin de quelques années de plus, marié et père de deux petites filles, il enseigne dans un collège et cherche à créer une pédagogie débarrassée de ses vieilleries afin d’ouvrir ses élèves : on le sait, l’institution préfère les enfermements. D’emblée, ils se sentent des accointances, qui vont très vite se transformer en une amitié profonde ; celle-ci se nourrit et se construit à mesure des marches qu’ils pratiquent ensemble dans la campagne charentaise, les deux protagonistes habitant à Rochefort-sur-Mer. La marche sans but, que le narrateur nomme plutôt déambulation, est plutôt un exercice à buts multiples : dans le temps qu’elle s’exerce, le corps entre dans un espace géographique qui ouvre ou modifie l’espace mental ; c’est dire que s’il y a un but, il n’est pas tant spatial qu’intérieur. Rousseau, en son temps, l’avait déjà évoqué : « ma tête ne va qu’avec mes pieds », le narrateur le reprend à son compte : « Penser en marchant, c’est apprendre à saisir le réel avec une main aussi large et puissante que le corps tout entier ». Car chez les deux amis, cette marche se double d’une plongée dans la nature, « la Terre Mère », et d’une forme de contemplation qui ne la borne pas à la pensée, mais dirige l’être tout entier, ce que ce que le narrateur appelle « la pensée reliée », dont on pressent qu’elle se reliera à une philosophie taoïste essentielle à Claude Margat (1). Peu à peu, au cours de ces marches pluri-hebdomadaires, les deux hommes, qui souffraient « secrètement d’un sentiment d’exil qui cessait dès qu’[ils se trouvaient] ensemble en pleine nature », vont forger à deux un territoire dans lequel ils se sentent libres, eux-mêmes, chacun et à deux. 
 
On pourrait à ce titre, comme on parle de roman d’apprentissage, évoquer une amitié d’apprentissage, car, sans que l’un soit le double de l’autre, c’est dans cet espace commun qu’ils vont apprendre à se connaître chacun soi-même, à se comprendre, ce qui ne peut se faire hors de l’autre. On l’a dit, les positions sociales de l’un et de l’autre sont différentes, et l’ami, le professeur (c’est ainsi qu’il est nommé, son nom n’apparaissant que dans la dédicace du livre), vilipendé par l’institution, va sortir de cet enfermement progressif pour retomber dans une autre cage : il a une relation avec une de ses élèves, mineure, dont il est tombé amoureux, passion réciproque qui durera bien au-delà du mariage de la jeune fille. Les détails de la complexité où se retrouve l’ami sont l’occasion pour le narrateur de réfléchir à leurs différences, dans leur relation aux femmes mais aussi à l’ordre social et à ce qu’imposent les conventions. Quoique sans attache jusque dans sa vie amoureuse, Claude Margat se dit « vieux-jeu », alors que son ami refuse de choisir entre deux femmes qui ont toutes les deux « besoin » de lui : « Je veux seulement vivre ce qui doit être vécu », dit-il, chacun se retrouvant en quelque sorte poussé dans ses propres contradictions, sans qu’aucun jugement moral vienne prendre le dessus.  
 
Un voyage en Inde et au Népal n’aidera pas l’ami à choisir : il n’y a pas à choisir, puisqu’il y a à vivre. Ce voyage sera pour eux l’occasion de découvrir le gouffre qui sépare la vie dans ces pays des fantômes de vie qui traversent le nôtre. Plus que jamais, une fois rentrés en France, leurs marches sont une manière de se ressourcer, d’aller à l’essentiel, de se relier au monde, de réfléchir au sens profond de la vie, de la mort, des choses, de soi ; elles délivrent un but on ne peut plus simple dans les présents qu’elles proposent : « être là, entièrement là. Rien de plus. » La contemplation devient non pas une manière de s’extraire mais de s’approcher. Cependant, l’ami est en proie à de graves ennuis de santé cardiaques, dus au stress d’après les médecins, et son état peu à peu déclinera jusqu’à la mort : il avait demandé à ce qu’on ne le maintienne pas en vie s’il n’était plus capable de parler, « car quand la parole est morte, le monde n’existe plus. » Le livre s’achève par une méditation qui s’articule sur une peinture chinoise laissant apparaître ce qui est par son absence même.  
    
On le voit, si ce livre est un hommage, on ne saurait le réduire à cela : récit de vie, il l’est aussi, sans qu’on puisse l’y réduire, car il porte également, à travers une langue soignée dans ses options littéraires (emploi du subjonctif, choix d’un vocabulaire parfois soutenu ou de certaines images, par exemple), une réflexion sur ce que nous sommes et ce que nous faisons ou pouvons faire de ce que nous sommes. 
 
[Ludovic Degroote] 
 
Claude Margat, L’homme qui marchait avec moi, La Différence,  144 p., 16 euros 
 
[1]. Claude Margat, peintre, essayiste et poète, a publié plusieurs ouvrages et participé à des expositions de ses peintures, imprégnés de culture chinoise. 


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