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"Tu es l'innocence, mon secret. Promets-moi que je resterai le tien".

Publié le 24 août 2014 par Christophe
Le secret. Inépuisable sujet pour les écrivains. Parfois, même, c'est un sillon que certains creusent, livre après livre, histoire après histoire. Un sujet protéiforme qu'on peut aborder de mille et unes façons. Mais, seul, le secret ne suffit pas. L'émotion doit aller avec, pour faire vibrer le lecteur, lui offrir ce moment où, spectateur, complice, il partage le secret, mais également en faire le témoin du moment où le secret est révélé, et les conséquences de cette révélation. Voilà, j'ai tout dit. Mais non, enfin, que croyez-vous ! Allez, parlons du nouveau roman de Catherine Locandro qui, après un roman très personnel, "L'Enfant de Calabre", désormais disponible en poche, nous propose "L'Histoire d'un amour", toujours chez Héloïse d'Ormesson. Un titre bien moins anodin qu'il paraît et qui marque, malgré sa brièveté (à peine 120 pages).

Luca est un homme routinier. Ce professeur de lycée à Rome, va tous les matins ou presque prendre son expresso au café Alfredo, où il lit son journal, la Repubblica, avant de rejoindre sa salle de classe et ses élèves. Au passage, il échange quelques mots avec les autres habitués des lieux, dont certains de ses collègues.
Mais, le 10 novembre 1995, la routine est brusquement brisée. Tout s'est passé normalement jusqu'à ce que Luca ouvre les pages du quotidien et qu'il reste saisi. Aussitôt, il se fait porter pâle, plongeant dans ses souvenirs, ou plutôt de retrouvant démuni devant la révélation au vu et au su de tous du secret qu'il avait si bien gardé depuis près de 30 ans...
Commence alors le récit de cette histoire d'amour fulgurante, éphémère, violente qui a marqué cet homme à jamais. Mais, parallèlement, on suit Luca en 1995, essayant de gérer la révélation de ce qu'il n'a jamais dit à personne, de tout ce qu'il a refoulé au plus profond de sa mémoire, sans jamais l'oublier ou le renier, juste pour respecter sa promesse.
Nous sommes à la fin des années 60, à Rome. Luca a suivi un ami qui l'a emmené faire le figurant sur un plateau de télé, pour se faire de l'argent de poche. L'invitée principale de l'émission, c'est la Chanteuse et Luca est instantanément sous le charme. Il la regarde, avec son entourage de star, figure presque spectrale, venue chanter puis repartie, comme évanouie...
L'image hante le jeune homme, qui a une petite vingtaine d'années. Alors, il revient lors de l'émission suivante. Pour la revoir. Lui parler peut-être. Et il y parvient, quelques secondes. Le temps que la Chanteuse lui signe un autographe. Un premier contact, qui aurait pu être le dernier. Qui aurait dû être le dernier.
Mais, une fois l'émission terminée, l'homme qui flanque toujours la Chanteuse et semble la couper du reste du monde, est revenu et, discrètement, il a expliqué à Luca que la chanteuse voulait le revoir. De fil en aiguille, la passion va s'installer. Mais dans des conditions bien différentes d'une histoire d'amour plus classique.
Car Luca est amoureux d'une femme, mais il doit faire avec la Chanteuse. Terrible dissociation et cette armure publique qu'elle revêt pour devenir celle que les foules adulent et qu'il ne parvient pas vraiment à fendre. Et elle non plus. Un curieux ménage à trois, un homme, une femme et la Chanteuse.
C'est même plus qu'un ménage à trois, car la Chanteuse n'est pratiquement jamais seule. Accompagnée, escortée, soustraite, conduite, au point de se demander si elle est libre, si elle décide de quoi que ce soit, dans sa vie. Mais oui, on le comprend vite, elle décide. Et ses désirs sont des ordres. Auxquels tous se plient. Luca compris.
Simplement, les désirs de la femme et les désirs de la Chanteuse sont difficilement compatibles, alors on dissimule. On rend tout secret, on scelle, on plombe, on enterre et on jette les clés. Je force le trait, pour l'image, mais vous le voyez avec le titre de ce billet, phrase prononcée par la Chanteuse, le secret est inextricablement lié à l'histoire de cette amour. Il est dans ses gènes. Et là où il y a des gènes...
Oui, un peu facile, que voulez-vous, on ne se refait pas... Et le calembour est d'autant plus aisé que du plaisir, il y en a dans cette histoire. Il n'est pas relaté, lui aussi fait partie du secret, mais on comprend bien que cette passion est osmose, qu'avec Luca, la Chanteuse enfin s'abandonne pour redevenir la femme dont plus personne ne prononce le véritable prénom, tandis qu'avec elle, lica grandit.
Il y a, dans l'histoire d'amour entre la Chanteuse et Luca, un incroyable et bouleversant paradoxe. Car lui est éperdument amoureux de la femme, quand tous n'ont d'yeux que pour la star ; et elle voit en lui quelqu'un qu'il n'est pas... Ces derniers mots sont étranges, j'en conviens, permettez-moi de ne pas en dire plus. En lisant "L'histoire d'un amour", vous comprendrez.
Je peux simplement dire qu'au moment de la rencontre avec Luca, la Chanteuse traverse une période très douloureuse de sa vie. Pas la première. Pas la dernière. Toute sa vie sera une succession de drames interrompant des bonheurs avec la violence d'un coup de glaive. La rumeur en fera une sorcière, on soulignera ou plaindra, rarement les deux à la fois, sa destinée tragique...
Et la Chanteuse elle-même a fini par croire que le bonheur n'est pas fait pour elle. La parenthèse avec Luca, c'est l'oeil du cyclone, le calme avant que la tempête se déchaîne... Elle porte malheur, la Chanteuse, ou s'en persuade. Et, forcément, cette histoire, si passionnée, si sincère soit-elle, ne peut que se ressentir de cet état de fait.
La Chanteuse, en lui imposant le secret, le protège. De cette presse, pas encore dite "people", qui fait ses choux gras de la vie et surtout du malheur des gens célèbres. De ce public, qui ne supporterait sans doute pas la révélation de cette idylle et ferait, par rancoeur, jalousie ou dépit, de la vie de Luca un enfer.
Oui, elle le protège. Lui ne s'en rend pas compte, ne comprend pas, vit mal ce que lui impose la Chanteuse, comme s'il n'était que son dernier caprice. Il lui faudra du temps pour comprendre à quel point tout ce décorum n'était qu'une magnifique preuve de la sincérité et de la force de l'amour que lui portait la Chanteuse.
Lui, de son côté, il va devoir vivre avec ce secret. Et il va tenir sa promesse. Il ne parlera ni à sa maman, ni à son plus jeune frère avec qui il faisait les 400 coups, ni à celle qui deviendra plus tard son épouse, ni à la fille qui naîtra de cette union, ni... A personne, je vous dis, à personne jusqu'à ce que ce secret s'étale dans les colonnes d'un journal, en pages intérieures, peut-être, mais en pleine lumière.
Et c'est comme si tout s'écroulait dans la vie de cet homme, presque quinquagénaire, désormais, qui n'a jamais craché le morceau et se retrouve trahit. Nul sans doute, en le croisant dans la rue ce matin-là, n'aurait pu faire le rapport entre cet homme et ce qui est paru dans le journal. Mais pour lui, c'est comme si on lui avait volé sa raison de vivre, ce secret avec qui il vivait en symbiose depuis si longtemps.
Ce qu'il y a de bouleversant dans le roman de Catherine Locandro, c'est qu'on sait d'emblée cet amour impossible, voué à l'échec. Il ne peut en être autrement. En tout cas, pour son accomplissement. Mais il est plus bouleversant encore de se rendre compte que, chacun de son côté, ils n'ont jamais oublié ces instants, ce lien qui les a unit, contre vents et marées. Contre le destin, même.
La parution des informations concernant son histoire le libère du secret dont il était le farouche gardien... Mais le voilà vide ! Menteur ! Pris en flagrant délit, vis-à-vis des siens ! Et ce jour, lorsqu'il dit au café Alfredo à ses collègues de faire savoir qu'il est malade et sera absent, c'est parce qu'il va lui falloir affronter cela.
C'est le contre-champ du roman. Et c'est aussi une histoire magnifique, touchante, que cet homme d'âge mûr, culpabilisant comme un adolescent et affrontant ces révélations comme s'il avait été surpris en train de faire une énorme bêtise... Et l'on comprend que, comme il lui avait rendu sa liberté en la considérant comme une femme et non comme la Chanteuse, ces révélations tardives, dans un contexte spécial, sont sa façon, à son tour, de lui rendre sa liberté.
"L'histoire d'un amour" n'est pas seulement une histoire d'amour (mais non, euh, ce n'est ni une évidence, ni un pléonasme, laissez-moi finir, euh !), ni une histoire centrée sur un secret. C'est aussi l'histoire de deux solitudes qui entrent en collision et modifient leurs trajectoires respectives. Deux immenses solitudes, celle de la Chanteuse, isolée du commun des mortels par son statut de star, et celle d'un garçon que les cigognes n'ont pas dû déposer au bon endroit.
Né dans une famille modeste, originaire de la région napolitaine, installée dans les quartiers populaires de Rome, vouée aux travaux manuels et regardant avec dédain les intellectuels. Or, très tôt, la passion de Luca, ce sont les livres. Il se rêve philosophe, mais doit oublier les études pour gagner sa pitance en portant aux domicile des clients les tripes que fabrique son oncle boucher.
Bien avant sa rencontre avec la Chanteuse, Luca se sentait déphasé, pas à sa place. Il n'a pas une vie malheureuse, attention ! Mais, simplement, il aspire à autre chose, une inaccessible étoile qu'il s'est résigné, jeune adulte, à voir sans cesse s'éloigner. On ne connaît pas sa vie en détails, mais, de ce que l'on sait, on l'imagine plutôt introverti, discret, timide, effacé, solitaire.
Et lecteur. En cachette, sans que ça se sache, parce que temps perdu, argent gaspillé, c'est pas un métier, c'est pas pour nous, etc. Complexes en tous genres. Et une passion déjà clandestine, qu'il partagera ensuite avec la Chanteuse, qui elle aussi, aurait rêvé d'études, de culture, d'une vie différente de la sienne, qu'elle ne renie pas, mais... Ne plus seulement être icône ou égérie, mais être soi-même, par soi-même.
Elle va l'attirer dans son orbite, astre si brillant, et il va découvrir sa vie. Une existence qui, comme la sienne, n'est sans doute pas adaptée à ce qu'est intrinsèquement la Chanteuse. Si elle se sent étrangère dans sa propre vie, lui va se sentir étranger à son intimité. Avec une scène qui avait tout pour être magnifique de douceur et qui devient terriblement violente, lors d'une soirée de Noël...
A deux, pourtant, ils sont moins seuls (non, non, ce n'est toujours pas un poncif, c'est un fait), ensemble, ils se trouvent, se complètent, comblent leurs manques leurs vides. Pour Luca, que l'on suit, c'est l"évidence. Pour la Chanteuse, on le comprend, même si c'est toujours à contre-temps. Car la Chanteuse reste aussi secrète sur ses sentiments, et Luca, dans sa jeunesse, n'a pas toujours la comprenette très rapide...
Je pourrais encore vous dire tout un tas de choses sur cette histoire, ce livre, mais ce ne serait rien, car tout cela est artificiel, dilué, bien moins dense, fort et concentré que le livre lui-même. Une lecture qui nous plonge dans cette histoire qui agit aussi comme une madeleine de Proust. Car, la Chanteuse, nous la connaissons tous.
J'ai pris la décision de ne pas donner son nom dans ce billet, puisqu'il n'est jamais prononcé. Mais on reconnaît évidemment très vite la Chanteuse. Si vous êtes perspicace, pas comme moi, qui n'ai rien vu venir avant de me prendre le texte dans la figure, vous trouverez, les indices sont là. D'autres l'ont dit, et ça se saura, forcément. Et sans doute, cela contribuera-t-il au succès du livre, tant la Chanteuse est encore populaire aujourd'hui. En tout cas, je l'espère.
Mais, moi, je ne vous le dirai pas. Le livre est arrivé en librairie cette semaine seulement, si vous lisez ce billet maintenant ou dans les prochains jours, peut-être ne le saurez-vous pas non plus. Le dire, c'est aussi conditionner le lecteur à ce qu'il va lire. C'est tellement plus fort de le découvrir par soi-même et de ressentir toutes les émotions engendrées par cette lecture.
A noter que si Catherine Locandro laisse parler son imagination, le fameux article de journal, détonateur du récit, existe bel et bien, tout comme le contexte particulier dans lequel il a été publié. L'amour de Luca perle à chaque ligne, mais on comprend à quel point il a été réciproque plus on avance dans l'histoire.
Et quand on dit qu'il n'y a pas d'amour, mais que des preuves d'amour (je vous remercie, la maison a épuisé son stock de clichés éculés), ici, ces preuves apparaissent. Simplement magnifiques, pleines de sens et de force. Non, plus jamais Luca n'a été seul depuis cette histoire d'amour. Elle, c'est moins sûr, enfermée dans une tour d'ivoire qu'on appelle vedettariat...
Mais lui a trouvé son alter ego, malgré les différences, les divergences, l'impossibilité de cet amour, la douleur, la réclusion dans le secret. Malgré tout cela, la Chanteuse est l'unique personne à qui Luca pourra écrire ce vers de Paul Eluard qui va me servir de conclusion pour ce billet : "je t'ai faite à la taille de ma solitude".

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