Liquide ou aérien, tu tournoies, frôlé par le souffle ou touché par la grâce. Tu tournoies et les lumières de l’autre rive, prises en kaléidoscope par ce nouveau regard que tu ne connaissais pas, se transforment en feu d’artifice silencieux, en étoiles sublimes qui ne veulent qu’une chose : choir dans les eaux du lac pour apaiser leur feu. Tu montes et l’air plus froid décuple ton ivresse. Tu ne touches pas le ciel : tu es le ciel. Tu recouvres le monde avec indifférence, soucieux seulement de ta légèreté. Tout se déleste de sens, de nécessité, de vie lourde. La folle spirale dans laquelle tu es pris n’a d’autre sens que l’infini tournoiement aux confins des limbes embués. Pareil à un cyclone qui se gonfle de puissance au gré de son chemin, tu tournes avec encore plus de force, ivre, tu n’es que ronde au-dessus du lac, au-delà aussi, somptueuse rotation, plus de haut, plus de bas, seulement la virevolte à en perdre la raison. La raison, tu ne sais plus, tu ignores totalement ce que veut dire le mot. Les mots. Les mots se perdent, se vident, et seule la sensation demeure. Le langage se meurt ; tu ne sais même plus si tu existes – tu n’as, après tout, aucune consistance, aucune parole. Tu tournoies simplement, emportant dans ta valse endiablée chaque poussière qui traîne, chaque étoile qui luit. La nuit, finalement, n’a plus grande importance, car il semblerait bien que ta ronde infinie te transforme en lumière. Si le mot existait encore, s’il avait quelque signification dénuée de limites, tu te prendrais pour Dieu, mouvement tout-puissant qui n’a que faire du monde. Le monde. Le monde semble loin, les hommes inexistants ; il n’existe qu’un noir bleuté, profond, épais et froid vers lequel tu t’élèves et ton incroyable feu y propage ses ardeurs. La nuit devient souvenir, la terre grain de sable et rien n’a d’importance que la perpétuelle danse qui te possède. Toucher le ciel. Être le ciel. Gober l’obscurité. Extase et plus qu’extase. Au-delà de tout, du rien, au- delà, au de l’au de, au d, au, a…
Sentir, surgie du vide, une douleur magistrale transpercer ce qui jusqu’alors n’existait plus. Ton corps redevient poids, ton corps t’appelle et, des cimes où tu étais, là où le froid glacial devenait pure caresse, son cri déchire le ciel. Chute vertigineuse. Souffle coupé. Immensité de la peur – comme mourir, comme partir. Souffrance inattendue, aiguë, naître doit ressembler à cela. Respirer. Ouvrir la bouche sans savoir qu’elle est bouche. Sentir le froid sur la peau, sans savoir ce qu’est la peau. Inspirer sans comprendre. Expirer. Le souffle chaud qui s’échappe de tes lèvres se matérialise en une buée légère. Tes bronches brûlent, souffrent d’exister de nouveau, s’habituent douloureusement, comme ta bouche, comme tout ton être qui semble, par endroits, avoir égaré quelques fonctions vitales.
Et tes paupières qui se soulèvent pour voir tes mains sortant de la couverture, bleuies par le froid, presque
mortes peut-être. Ton corps. Tu ressens sa lourdeur, un goût de vie dans ta bouche. Au sol toujours le livre que tu as laissé tomber. L’air glacé de la chambre achève de te réveiller, de te faire renaître. Il va falloir bouger si tu ne veux pas que, demain, le personnel de l’hôtel découvre un fou mort de froid, avec Nietzsche à ses pieds.Notice biographique
Clémence Tombereau est née à Nîmes et vit actuellement à Milan. Elle a publié deux recueils, Fragments et Poèmes, Mignardises et Aphorismes aux éditions numériques québécoises Le chat qui louche, ainsi que plusieurs textes dans la revue littéraire Rouge Déclic (numéro 2 et numéro 4) et un essai (Esthétique du rire et utopie amoureuse dans Mademoiselle de Maupin de Théophile Gautier) aux Éditions Universitaires Européennes. Récemment, elle a publié Débandade(roman) aux Éditions Philippe Rey.