Poezibao a appris hier, par l’intermédiaire de Valérie Rouzeau, la disparition de Christian Bachelin,ce 29 Août 2014.
Hommage ici, avec ce choix de textes.
SOLILOQUE DU CORBEAU
Je suis enfermé depuis cent mille ans plus un instant dans l’âme d’un corbeau mort empalé sur un pieu des champs.
Je vois passer à l’horizon les merveilleux icebergs, les merveilleux icebergs. Je suis l’espoir à l’état blanc. Je ne veille pas, je ne dors pas non plus, je hante. Je suis étrange et nécromant, je pompe le temps, je fais le vide autour de moi, le vide infiniment nocturne et jubilant, je me fais intense, je deviens planche.
J’écoute au loin, par mon oreille de chaume givré, maigrement striduler l’insomnie des siècles. Ô plaines, ô millénaires, moulins brûlés, mélodrames et reflets, bouts de jarretière et longue détresse des lettres d’amour jaunies dans les coffrets, ô romans modernes enneigés d’irréel !
Je pompe le temps, je resuinte les âges.
Je suis enfermé depuis un instant plus la nuit des temps dans l’âme d’un corbeau mort empalé sur un pieu des champs.
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PAR MON POUMON DE TOURBE
Par mon poumon de tourbe, du fond des dynasties stratifiées, moi margrave éhonté des ultimes pâleurs vierges des confins cimmériens, moi l’hyperboréal, l’immémorial homme blême, je vous respire, vous vampirise, ombre des jours communs, petits instants perdus sur les quais solitaires, par temps moyen et gris, dans la nuée de continents. Je suis couché de tout mon long dans l’intense position mélancolique et conquérante, mon épée de reflets pendue haut dans les glaciers. Je concentre ma hantise, puis j’envoie mes haleines. Et lentement s’avancent les dépressions compactes à travers les hivers. Les oies neigent. Les célibataires sont de plus en plus seuls dans l’âme de leur mort. Les pignons de jadis fuient de plus en plus pointus dans la brume des gravures. Je vous transhume, vous restitue à la célébrité obscure. Moi la longue figure avare et masochiste, le demeuré de la tour glabre, l’opiniâtre de la lucarne abolie.
Christian Bachelin, Le Démon d’antichambre, dessin d’Evelyn Ortlieb, éditions Rehauts, 2007, pp. 37 et 56
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De vieux morts en chapeau étrange
Souliers troués Manteaux de chanvre
De vieux morts chauffent leurs phalanges
Au feu d’un poêle de faïence
Maman-Squelette en tablier
Porte un hareng dans une assiette
Le vent soufflant d’un autre siècle
Lui dresse les cheveux sur la tête
L’enfant rêvant à la chandelle
Tourne une histoire policière
Tandis que roule la plaine
La fumée du chemin de fer.
*
Il n’y a personne et quelqu’un pourtant s’égare jusqu’à moi
Une double mémoire étoile le silence
J’ai peur quelqu’un me parle avec ma propre voix
Et s’empare de moi pour vivre son absence
J’ai peur Les corridors s’ils répètent mes pas
Dans leur écho déjà c’est un autre que moi
Qui marche et dont le pas peu à peu me sépare
D’avec moi en suspens sur le seuil illusoire
Je suis dans cette chambre d’hiver la fenêtre
Me cernant d’une exacte et vivace clarté
Au même instant silhouette errante je m’éloigne
En quelque image d’un cinéma suranné
Il n’y personne une aveugle mémoire
S’égare jusqu’à moi et me garde en otage
Un fantôme sur l’autre rive me fait signe
Alors que s’effondre le pont crépusculaire
*
Je suis n’importe qui
Mêlé à la poussière errante de la foule
Et mes mains sont trop lourdes pour la poésie
Et mon cœur se renverse à la table commune
Trinquant à la santé du monde comme il tourne
Je n’ai rien accepté je n’ai rien refusé
Je laisse les mouches ensevelir les morts
Et s’il m’arrive encore de me souvenir
D’une aurore en forêt d’un vol de libellules
C’est d’un élan trop bref pour toucher les étoiles
Le feu des images me couronne de cendres
Et seule mon angoisse s’émerveille parfois
D’une vie trop fragile pour être vécue
Christian Bachelin, Neige exterminatrice, Poèmes 1967-2003, éditions Le Temps qu’il fait, 2004, pp. 117, 132 et 59.
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