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Chronique des idées et des livres, par Frédéric Gagnon…

Publié le 03 septembre 2014 par Chatquilouche @chatquilouche
Henry Miller et Brenda Venus, photographe inconnu

Henry Miller et Brenda Venus, photographe inconnu

    Dans son Tropique du cancer, Miller dit aimer tout ce qui coule : « les fleuves, les égouts, la lave, le sperme, le sang, la bile, les mots, les phrases. » Or, son roman est à mes yeux un véritable fleuve langagier qui nous entraîne sauvagement tout comme le fait la vie, bien que nous n’en soyons pas toujours conscients, trop occupés, préoccupés par des soucis parfois infrahumains. Miller est un véritable éveilleur de conscience : à travers son roman, c’est le flux cosmique, source de toute mort et de toute créativité, qui nous est révélé. Tout est en mouvement, dirait sans doute Miller, d’accord en cela avec Héraclite, et c’est d’ailleurs ce qui me frappe dans ce texte, le mouvement perpétuel, celui des pensées, parfois fulgurantes, de Miller lui-même, qui marche beaucoup dans Paris où se situe le roman, des corps qui baisent, des corps qui digèrent, et de l’histoire universelle qui, toujours impitoyable, roule les individus dans une sorte de cyclone qui peut facilement sembler absurde. Au sujet du mouvement (et du temps), Miller a d’ailleurs une très belle phrase : « Sur le méridien du temps, il n’y a pas d’injustice ; il n’y a que la poésie du mouvement qui crée l’illusion de la vérité et du drame. » Voilà qui est bien, et bellement, dit. Mais avant de poursuivre, il faudrait peut-être situer cette œuvre de Miller.

   Premier roman publié de l’auteur, Tropique du cancer raconte la vie de bohème que mena à Paris Miller, qui à l’époque souhaitait devenir écrivain. Mais il s’agit de bien plus que d’un livre de souvenirs : Tropique du cancer est tout à la fois un bréviaire de l’inespoir et de l’enthousiasme. On y voit un homme qui connaît la pauvreté la plus abjecte, mais qui a la rage au ventre et qui est bien décidé, coûte que coûte, à vivre et à créer. Il ne faut pas, par ailleurs, négliger la part importante de la sexualité dans ce roman. Miller, qui est constamment affamé, connaît également la faim des corps de femme et les consomme autant qu’il peut. La part du sexe, dans cette œuvre, peut évidemment sembler gratuite, obscène, tout ce qu’on voudra, mais je crois pour ma part qu’il s’agit d’un aspect essentiel du travail millérien. Miller s’explique d’ailleurs très bien lui-même sur le sujet lorsqu’il dit : « Il faut marier les idées à l’action ; s’il n’y a pas de sexe, pas de vitalité en elles, il n’y a pas d’action. » On jurerait que pour Miller, vitaliste né, le sexe est une sorte de principe magnétique qui prête son efficace au monde de l’esprit humain (en quoi il ne serait pas si éloigné d’anciennes doctrines ésotériques excellemment présentées par Evola, entre autres).

   Rien n’est trop trivial, pour ce Miller, ni trop élevé, en quoi il couvre toute la gamme de l’humanité et peut-être même du fait cosmique ; en quoi, en fin de compte, il est complètement humain ou, peut-être, parfaitement inhumain. « Aujourd’hui, je suis fier de dire que je suis inhumain, nous dit Miller, que je n’appartiens ni aux hommes ni aux gouvernements, que je n’ai rien à faire avec les croyances et les principes. Je n’ai rien à faire avec la machinerie grinçante de l’humanité – j’appartiens à la terre ! » La race des inhumains, pour Miller, est celle des grands artistes, des grands créateurs, qui en un sens nietzschéen sont par le fait même des destructeurs. Ces individus doivent « mettre l’univers à sac, tourner tout sens dessus dessous, leurs pieds toujours pataugeant dans le sang et les larmes, leurs mains toujours vides, toujours essayant de saisir, d’agripper l’au-delà, le Dieu hors d’atteinte : massacrant tout à leur portée afin de calmer le monstre qui ronge leurs parties vitales. » Et, un peu plus loin dans le même paragraphe, Miller dit ceci qui me semble profondément vrai : « Et tout ce qui reste en dehors de ce spectacle effrayant, tout ce qui est moins terrifiant, moins épouvantable, moins fou, moins délirant, moins contaminant, n’est pas de l’art. Tout le reste est contrefaçon. Le reste est humain. Le reste appartient à la vie et à l’absence de vie. » De tout ce qui précède, on déduira aisément que Miller n’est pas un grand adepte de l’art conceptuel. « L’esthétique de l’idée produit les pots de fleurs », nous dit le cher homme.

  

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Enfin, ce que je vois dans cette œuvre de Miller, c’est un extrême dynamisme du langage, de la pensée, du corps. On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, comme disait l’autre – et chaque bombe est une bombe nouvelle et c’est comme un véritable explosif que le père Miller est apparu dans la conscience de bien des lecteurs. J’aimerais, en terminant, ajouter que l’on pourrait facilement établir nombre de correspondances entre Tropique du cancer et l’œuvre du très grand Friedrich Nietzsche. Nietzsche disait en effet que « tous ceux qui créent sont durs » et que tout créateur est un anéantisseur. Il disait, en outre, que l’individualité était l’acquisition la plus récente de l’espèce (c’est pourquoi il nous est si difficile d’être réellement des individus) ; mais individu, Dieu merci, Henry Miller le fut jusqu’au bout.

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   Toutes les citations sont tirées des ouvrages suivants :

 Miller, Henry. Tropique du cancer, Paris : Denoël (coll. Folio), 1978.

(Il vaut la peine de souligner l’excellence de la traduction de Henri Fluchère.)

 Nietzsche, Friedrich. Ainsi parlait Zarathoustra, Paris : Le livre de poche, 1983.

Frédéric Gagnon

 Notice biographique

Chronique des idées et des livres, par Frédéric Gagnon…
Frédéric Gagnon a vécu dans plusieurs villes canadiennes, dont Montréal, Kingston et Chicoutimi.  Il habite aujourd’hui Québec.  Il a étudié, entre autres, la philosophie et la littérature.  À ce jour, il a publié trois ouvrages, dont Nirvana Blues, paru, à l’automne 2009, aux Éditions de la Grenouille Bleue.  Lire et écrire sont ses activités préférées, mais il apprécie également la bonne compagnie et la bonne musique.

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche : https ://maykan2.wordpress.com/)


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