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Une Orgia de beauté

Publié le 07 juillet 2014 par Morduedetheatre @_MDT_

Une Orgia de beauté

Critique de Lucrèce Borgia, de Victor Hugo, vu le 5 juillet 2014 à la Comédie-Française
Avec Eric Ruf, Éric Génovèse, Guillaume Gallienne, Christian Hecq, Gilles David, Stéphane Varupenne, Suliane Brahim, Georgia Scalliet, Elliot Jenicot, Benjamin Lavernhe, et Sébastien Pouderoux, dirigés d’une main de maître par Denis Podalydès

Si cette saison à la Comédie-Française plantait un couteau dans le dos de Shakespeare, il n’en va pas de même avec Hugo. Après l’excellent Hernani monté par Nicolas Lormeau au Vieux-Colombier, c’est Denis Podalydès qui s’attaque à un autre monument d’Hugo : Lucrèce Borgia. On reconnaît assez vite la patte de Podalydès, à l’esthétique imposante de sa Lucrèce : rien que sur le programme distribué, les photos des différents personnages semblent être des tableaux. Et sa mise en scène est effectivement d’une beauté sans égale : composée d’excellents éléments de la troupe, et encadrée par un metteur en scène brillant, elle restitue une Lucrèce Borgia plus prise de remords que monstrueuse, plus maternelle que marâtre.

La pièce relate la fin de la vie de cette femme, qui a toujours fait le mal autour d’elle. Mais c’est sous un nouveau jour qu’on la découvre, plus tendre, plus humaine, elle semble renaître en présence de son fils. Elle dédaigne tous les hommes, sauf un, Gennaro : face à sa progéniture, le monstre baisse les armes et montre un coeur qu’on ne lui connaissait pas. Cette passion pour son fils est si importante, et refoulée, qu’elle est proche de l’inceste. Car lui ne doit pas savoir qui elle est, il ne la connaît que comme Lucrèce Borgia, meurtrière sans scrupules, et comme ses amis, il la rejette, ce qui ne fait qu’augmenter le désir ardent de Lucrèce de voir son fils, de le contempler, de lui parler, d’apprendre à le connaître.

Pour cette nouvelle mise en scène, Denis Podalydès a choisi de travestir Lucrèce Borgia et Gennaro. Je me souviens d’une interview de Gallienne dans laquelle il disait que Denis Podalydès l’avait convaincu de jouer ce rôle par ces mots : "Victor Hugo dit qu’il a écrit Lucrèce Borgia pour raconter la perle au fond de chaque monstre. C’est pour ça que je te veux toi". Et c’est exactement mon ressenti vis à vis de l’interprétation de Gallienne : ce n’est pas un homme qui joue une femme, c’est un être déchiré, vraisemblablement mauvais, mais parfois lassé de tant de haine autour de lui, qui trouve une lumière autour de lui, qui malgré tout parvient à aller vers elle, à aimer un autre être. La sensibilité de Gallienne, qui peut-être a quelque chose de féminin en lui, aide à la transformation de l’acteur : et ce n’est plus le comédien qu’on connaît que l’on voit sur scène ; bien vite, on est au-delà de la sexualité du personnage ; on est plutôt dans son âme. La composition de Gallienne est en accord avec cette approche de l’oeuvre : mettant moins en avant l’inhumanité du personnage, mais bien plus, justement, la perle au fond de lui. Le regard tendre et caressant, la démarche délicate, la voix légèrement transformée, il campe une Lucrèce repentie et presque attachante. Et l’objet de ses attentions est d’autant plus convaincant qu’il est interprété par la si géniale Suliane Brahim. Je me demandais ce qu’elle allait pouvoir faire de ce rôle de flis, jeune garçon des rues, légèrement voyou, au grand coeur. Loin d’imposer au personnage une puissance virile trop importante, elle lui confère sensibilité, intelligence, et finesse, qui siéent à merveille à ce jeune homme dynamique et subtile. Ainsi la comédienne illumine le plateau de son élégance, de sa souplesse, et de ses airs garçonniers délicatement ajoutés à la composition. Un jeu impressionnant – décidément, l’actrice ne cesse de me surprendre.

Mais ces deux acteurs ne sont pas les seuls joyaux de cette distribution de qualité. J’ai découvert un Eric Ruf nouveau : l’acteur, interprétant Don Alfonse, mari oublié de Lucrèce, a fait un tel travail de composition, que jusqu’à sa voix, je ne perçois plus rien du Ruf que je connaissais. La démarche maladroite et le visage âbimé d’un vieil homme usé par le temps autant que par sa femme, l’air profondément triste, il est un Don Alfonse absolument exceptionnel : oscillant entre désir de vengance, désir du retour de sa femme, il semble même avoir des accès de bonté, brefs, lorsque ses yeux s’éclairent à l’entente d’un mot, d’un son d’espoir. Cette direction d’acteur précise s’étend jusqu’à celui qu’on voit trop souvent mal dirigé : Christian Hecq. Ici, il n’est pas laissé la bride lâché à ses clowneries incessantes. Son talent est dosé, et il apporte à Gubetta, le confident parfois grotesque de Lucrèce, une bouffonnerie légère et contrôlée, qui permet des rires beaucoup plus francs, et ainsi, n’alourdit pas l’oeuvre.

Cependant, il est clair que le spectacle manque d’émotion. Je doute que cela soit dû à l’art de l’acteur, mais bien plus au texte d’Hugo qui, aux instants les plus dramatiques, tend à revenir vers quelque chose de grotesque : ainsi, j’aimerais voir comment, à l’instant suprême de la pièce, lorsque Lucrèce tente de faire comprendre à Gennaro qu’elle est sa mère, par ces mots : "Le même sang coule dans nos veines, Gennaro ! Tu as eu pour père Jean Borgia, duc de Gandia !", Gennaro lui répond : "Votre frère ! Ah ! Vous êtes ma tante ! Ah ! Madame !" qui, immédiatement, brise toute atmosphère tragique régnant jusqu’ici, en provoquant le rire du spectateur. Par quel miracle de mise en scène peut-on sublimer cette réplique ? Ainsi, malgré tout l’art et la beauté déployées dans la mise en scène, je n’ai pas réussi à être émue, à mon grand dam, et c’est là peut-être le seul défaut de ce spectacle, par ailleurs superbe.

Le spectacle est d’une beauté absolue. Le sens de l’esthétique, aucun doute, Denis Podalydès le possède. Et l’entrée en scène de Lucrèce Borgia en est la preuve : sur une scène suffisamment éclairée pour recréer une atmosphère de nuit noire presque inquiétante, Lucrèce Borgia paraît. Le torse nu, la démarche presque indolente, c’est un fantôme presque sans vie qui s’avance vers nous. Au fur et à mesure de sa progression, on ajoute des planches sous ses pas pour qu’elle continue sa lente avancée vers le bord de scène. Enfin, elle s’arrête et se vêt devant nous : le personnage prend vie et, l’air lasse, prend enfin la parole. Cette scène est d’une perfection absolue sur tous les plans, que ce soit la lumière, le style, les gestes de l’acteur ou les émotions de son visage. C’est un moment de temps suspendu comme je les apprécie tant au théâtre, et comme Denis Podalydès a le don d’en créer.

Un véritable bijou pour les yeux, brillant d’esthétique, de grâce et d’élégance, mais avec un petit pincement au niveau du coeur, qui reste un peu vide. Malgré tout, un grand moment de théâtre. ♥ ♥ ♥

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