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[note de lecture] Deborah Heissler, "Chiaroscuro", par Matthieu Gosztola

Par Florence Trocmé

 
HeisslerBeau livre frappant, astucieusement servi et par une préface intense de Sabine Huynh et par les choix éditoriaux (la vie de texture du papier ; la composition en linotypie – en Aster de corps 10 –, les linogravures...).  
 
Livre frappant, parce que questionnant avec intelligence, par la poésie, la dialectique du proche et du lointain que prend ontologiquement à partie tout regard, tel que défini par Georges Didi-Huberman dans Ce que nous voyons, ce qui nous regarde (Les éditions de Minuit, collection « Critique », 1992) :  
 
« Peut-être ne faisons nous rien d'autre, lorsque nous voyons quelque chose et que tout à coup nous en sommes touchés, que nous ouvrir à une dimension essentielle du regard, selon laquelle regarder deviendrait ce jeu asymptomatique du proche (jusqu'au contact, réel ou fantasmé) et du lointain (jusqu'à la disparition et la perte, réelles ou fantasmées). »  
 
Deborah Heissler donne singulièrement corps, vers après vers, à cette « disparition », à cette « perte », qui est – également – l'autre nom de vivre :   
« je me souviens // de la distance exsangue des commencements / de cendre du ciel de l'horizon / et des nues ».  
 
Tout décline, même la nuit (« alors admettre que la nuit décline »). Et lorsqu'il n'est pas de nuit, « disparition » il y a quand la lumière vient, trop-présence, brouiller les contours : « et les premiers oiseaux que la clarté / dissémine ». Tout ce qui se tient loin, au-delà de ce qu'il nous est possible d'étreindre par le regard, ou par la pensée qui, venant seconder le regard, est sœur de la logique, tout ce qui se tient éloigné est pour nous « disséminé ».  
Et, du reste, tout, absolument toutse tient éloigné de nous (ce qui ne nous empêche nullement de ressentir, et avec force, l'approche d'éléments composant ce tout, approche pouvant se fondre dans une grande et musicale proximité). Rien n'est stable, rien ne se résout dans un « proche » qui soit (puisse être) réel ; seule, régulière, s'entend la pulsation de l'ample : « froissement du bleu / des ronces, ample ajouré ». 
 
Cependant, pour l'auteure, la dialectique du proche et du lointain n'est pas ce qui fonde uniquement le regard ; elle est ce qui fonde proprement chacun de nos sens.  
Ainsi en est-il de l'ouïe, qui permet de se confronter à l'indéfinissable, en somme à l'énigme et au silence : « et de l'énigme d'autres voix / et de cet hiver » ; « l'ossement des ruches / en salve de silence »... 
Ainsi en est-il de l'odorat, qui nous présente les choses dans leur univers et dans leur distance, dans un univers qui pour nous est un univers de distance : « le parfum de la figue loin dérobé ». Du reste y a-t-il toujours un « volet » pour faire obstacle entre soi et le monde, ce monde qui se trouve être tissé d'altérités : « l'odeur // est forte d'origan derrière le volet ».  
Ainsi en est-il du goût, qui est contenu autant dans le fait de goûter que dans ce qu'on goûte : « depuis ta nuque d'ébène et / mes lèvres de lait » (ici les lèvres, prélude à l'action de goûter, ont elles-mêmes un goût, en plus d'une texture et d'une couleur : celui du lait).  
Ainsi en est-il du toucher, qui permet de faire se lever le murmure ; le murmure : c'est-à-dire ce qui n'a pas de poids autre que celui d'un mouvement délicat qui jamais ne s'attarde à l'ornière des résultats qu'il fait pourtant se cristalliser :  
 
« Une fontaine murmure sur la paume de tes mains / un désordre d'aube et de feu » ; « brûle murmure / appelle l'extraction lente de nos gestes »...   
 
Même si nous sommes « guidé[s] par nos mains comme / portées par les oiseaux mêlés à l'aube », tout ce que nous sommes amenés à toucher n'a guère plus que la consistance et l'éphémère d'une épice : « chemins brûlés / d'ortie safran sur les mains ». Aussi ne peut-on pas davantage saisir les corps que le ciel, ce qui revient finalement au même ; le ciel que nous brûlons de saisir comme un corps. Le ciel qu'est tout corps appartenant à une personne aimée.  
 
« [L]e ciel se détournant, / difficile encore, comme à saisir ». 
 
Maniant avec brio l'art du  « Chiaroscuro » (le clair-obscur), l'auteure fait intervenir des gradations de couleur sombre sur un support clair, par l'ajout de formulations doucement cryptiques sur le blanc de la page, mots qui eux-mêmes viennent poser sur la clarté du dire entrevu, deviné, pressenti, un autre indéchiffrable : l'indéchiffrable d'un obscur sémantique ayant trait à l'inconscient, aux tréfonds de la psyché humaine, – autrement dit un obscur sémantique entraînant avec lui son cortège funèbre : un cortège de rêves.  
Car en définitive, par cette technique de peintre que l'auteure utilise en poète, pour rendre palpable l'intensité suivant laquelle les choses se tiennent loin de nous quand nous les embrassons avec nos sens, ces choses s'éloignant de nous à mesure justement que nos sens nous permettent de les approcher, ou de les étreindre, par cette technique de peintre l'auteure fait en sorte que se lève le rêve. Elle s'attache à le faire parler. Lui, le rêve. 
Lui, le rêve, c'est-à-dire cette contrée où n'existe plus le temps :  
 
« tu ne sais si / ni même le jour ou l'heure » ; « et rêvant // quand encore le temps cesse par-delà / parfois les mots ».  
Le rêve, c'est-à-dire ce lieu du temps sans temps où il est possible non plus de dire « ma toute Nuit » mais de vivre, réellement vivre ce groupe nominal ; et cela sans conscience de son élan, autrement dit sans conscience de la façon qu'a tout élan d'inscrire en lui sa propre finitude. 
Le rêve... pour que naissent, enfin, les images : « dehors est un ciel brûlé » ; « immense nudité de la neige »... 
 
Et si, à la lecture de Chiaroscuro, le rêve nous atteint à ce point, c'est aussi grâce aux linogravures d'André Jolivet, où pulse le rouge cru, qui est la couleur de l'intérieur des âmes, des corps ; c'est le rouge de l'onirisme vécu : le rouge de Cris et chuchotements de Bergman. 
 
[Matthieu Gosztola] 
 
 
Deborah Heissler, Chiaroscuro, linogravures d'André Jolivet, Æncrages & Co, collection « Voix de chants », 2013, 18 euros.  
 


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