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[note de lecture] "Personnier" de Patrick Wateau, par Isabelle Lévesque

Par Florence Trocmé

 
Rayer dessous personne 
 

Wateau
Où se trouve la personne. Pas de métonymie, contenu pour le contenant. Le long poème de Patrick Wateau s’attache à l’étude (poétique, oui, scientifique, aussi) de ce qui définit organiquement la personne.  
Inscription du corps en.  
Le colombier contient des colombes, le cendrier des cendres et l’herbier des herbes, bonnes ou mauvaises, au gré de l’herboriste. Et le « personnier » ? Des personnes ? Ou ce qui fait la personne et qu’elle contient : os, muscles, vaisseaux, nerfs, tendons ?… L’individu est indivisible, mais la personne ? Est-elle un masque, comme le veut son étymologie ? La matérialité tangible de ce masque peut se diviser. On peut enlever certaines parties de la personne (ou les remplacer : « cœur foi cœur / greffe ou greffe »). D’ailleurs les parties commencent à dysfonctionner du vivant de la personne avant de s’arrêter puis disparaître. Ce qui dure le plus longtemps, ce sont les os. Mais eux-mêmes finiront poussière. 
On peut noter la paronymie personnier / prisonnier. La personne est-elle prisonnière du corps ? 
 
« Prisonnier chaque porte / celui qui prisonnie sa vie ». Ou encore : « Prisonnier de perdre à bloc de perdre. » 
 
Masque levé, que reste-t-il ? Quelle vérité une fois le squelette défait des oripeaux ? Dans la langue du poète Patrick Wateau, rien n’est transposé. Figures de style, aucune. L’artifice n’est pas. Écriture de recherche, sec et casse le vers court. 
Nul n’écartera la terre ou les os pour que tienne. Pelletée. Est-elle imposée la trouée rectangulaire en terre où repose rien ? Le vers s’arrête. Souffle aurait gagné peut-être si. Une forme cercle l’os, le rectangle (boîte, le trou, où mettre le corps devenu l’os). A disparu, dans le poème. Reste l’ossature. Les lambeaux dans le livre : les mots.  
 
Le livre est composé de quatre mouvements, quatre nocturnes, quatre Leçons de Ténèbres. Chaque mouvement a son propre tempo : neuf poèmes d’une page, numérotés en chiffres arabes, pour la première partie ; un long poème de cinq pages pour la deuxième ; vingt-cinq poèmes d’une page, avec titres, pour la troisième ; trente poèmes courts, de quatre à six vers, numérotés en chiffres romains, pour la quatrième ; un quatrain de questions suivi d’un long poème en fragments pour la cinquième et dernière partie. Le tout sans disparate, avec une grande cohérence : partout poussent les herbes, courent et hurlent les chiens... 
Le titre de la première partie peut faire penser à une indication de mouvement ou de tempo (diminuendo, rallentando, crescendo…). Et ici, en effet, le titre est clair. Son gérondif indique un processus : « Destruendo »1 : à détruire. 
Le titre du deuxième nocturne, emprunté à l’allemand, « Unkraut »2, désigne les « mauvaises herbes », celles qu’il faut arracher. 
La seule mauvaise herbe nommément citée est le « séneçon », plante fréquente extrêmement toxique (dangereuse pour le bétail), dont le nom vient du latin « senex » (vieux) : au printemps, les aigrettes blanches de ses graines peuvent lui donner une apparence de vieillard. 
Mais on notera aussi, dans la dernière partie (la plus végétale) la « balsamine » (impatiens noli-me-tangere), fleur dont le fruit explose et projette les graines quand on la touche, « bilieuse » dans le poème, puis « débilieuse » après l’explosion. 
Le troisième titre, « Chiens d’attaque », qui sont aux chiens ce que les mauvaises herbes sont aux herbes, évoque aussi ce qui mord sans lâcher, ce qui ronge et broie les os. Ils sont nombreux dans le livre à hurler et à faire hurler. 
Le quatrième titre, « Tremens » (« tremblant » en latin), évoque la peur, la souffrance, qui ne sont pas paisibles dans le recueil, où les hurlements s’élèvent, où le feu prend.   
Le titre du dernier nocturne, « Os ad os loquemur » est un nouvel emprunt à un latin qui semble liturgique, formule de fin d’épître, mot à mot : « Bouche à bouche nous parlerons », pour dire : « Nous en parlerons de vive voix ». Mais le lecteur francophone entend : « os à os ».  
Os si présents dans Personnier (présents renversés dans ce titre même). Danse macabre qui finit en poussière. 
Grattons la terre : vivevoix de Patrick Wateau. Souvenir de. Rien simple ou pur4. Tout suggéré déjà dans la préposition absente (de) de ce titre d’un autre livre qui creuse entre les adjectifs des orifices, on souffle. Souffre ce qui est arraché – l’ongle ? Corps en vie ou trépas ?  
Ça brûle quand ça touche, ânonne des cassures, des redites, parce que ça reste même :  
« L’ongle 
tourne sa main 
trouve écrit l’antécrit 
quelques livres à travées 
insérant le mordant 
mordant 
mordant plus droit sur une pile de brûlures » 
 
Dans mord- (t), des restes. À vif, poète regarde le territoire pauvre de terre en boîte, quand ?  
De long en loin, de bas en haut, meurt.  
À petits feux décante : 
 
« Ongle seul ongle selon ».  
Peu. Avancée d’un pas, au bord de ce qui creuse. 
Des mouvements tentés reviennent en sons répétés, délités dans un autre mot. Pauvre. 
Aucune emphase. Réduction à l’essentiel, la précision des mots, le terrible, pas plus. Souffrir ferme le vers de « trait mortel » en « os », avance à peine :  
« cartilage de plus simple 
chose de plus os »  
N’essaie pas la langue. Le comparatif est mordu, sa base fendue en « chose » (pas de second terme énoncé). Pas grand-chose à retenir sauf peut-être :  
« Mais le fond 
la rosée du secret 
mais quand ? » 
 
Mais s’oppose, trébuche la voix lyrique. Elle vit : contre tout, le vers. Existe, « par la salive de chaque puits son alphabet ». Rongé rouille mais la ligne sur la page cassée se meut, s’enfonce. À quand c’est pour ? Rien, encore quelque chose à remonter (l’étymologie). 
Le scalpel du poète sépare les syllabes ou les lettres, qui peuvent être réagencées ou greffées d’un mot à l’autre. D’abord on « épelle » : 
 
« Comment Dieu érisépèle son nom ». Hérésie ou maladie de peau ? 
« Épeler l’origine // la peler / dans la benne »  
« Au loin 
inerte 
dans le rien 
le tout met la raison 
sur les viscères 
moitié pour os 
qu’épelle telle pelletée » 
 
« La toilette de la bêche, la crinière de l’insecte. 
L’ins etc. scindant du sec. »  
On détache, décompose et tâche de recomposer. 
 
« Le sort  
– moindre de perdre 
comme c’est une perte 
de fendre 
transi des yeux 
 
De défendre sa peau » 
 
S’agit-il du Transi de René de Chalon, de Ligier Richier, si présent dans l’œuvre de Mathieu Bénézet, qui avance son cœur dans la main ? 
 
« Tu te souviens des cavités et pourtant tu songes à des yeux, des yeux qui n’auraient plus de larmes, creusés si profondément dans le faciès par l’acuité d’une souffrance, d’un spasme douloureux, et toujours le geste des bras ramenés en avant du corps, un épuisement… Il y a le reflet vague et lointain d’un visage bouleversé, d’un visage concentré par la souffrance, un visage presque illuminé par une lumière intérieure. […] Et ce visage bouleversé, ce visage de Meuse, ce visage qui porte le même, tant espérée, tant combattue, un double de toi qui remonterait d’une autre enfance que la tienne… »3, écrit Mathieu Bénézet. 

 
La syntaxe de Patrick Wateau n’est pas ordinaire. Habitués. Il déchante « tamis triant tamis / dans le grain du possible /et parole qui pend /sur les dents /et qui pend / comme de près ». Au ralenti le vers remonte vers le grain du tri qui pourrait ne pas rester en grille fine du vers. Un mot retenu : « os », courte syllabe du séparé, le corps entier résume sa vie dans la terre. Et décline « osseux » car le mot s’engendre (comme « mortelle mort ») et trouve la fin. Inscrite au vers suivant, parfois une seule syllabe, on bute à lire : « [c]haque souffle est un mort ». La vie est un accident du mort. Mue. Les dents desserrées, la mâchoire utile à articuler « trou langage ». Les « pelletées », les « charretées », les quantités pressées, déversées, le séparé du corps : 
 
« À l’opposé du souffle 
les poumons se séparent » 
Le corps devant, ses organes, ses parties, le deux en avant, comme résultat, conséquence inévitable. 
Demeure sur le sens une suspension : 
« Si hurlé 
si au pli 
de l’usure 
 
savoir déjà » 
 
Où balancent l’adverbe intensif et la conjonction hypothétique. Fourmille dans le mot le travail du corps (les vers rongent) : organe de langue où placer le recoin perçu, la phrase coupée ne s’interrompt qu’au point de rupture pensé là. Les efforts se heurtent : 
 
« On hisse sa blessure 
à du froid 
de  
salive 
 
Nulle part où 
nulle part », 
 
en soi. Dents serrées, le mors. La phrase dirigée doit bien se taire. En titre de sections ou de poèmes, les termes de science accusent le coup. Erythrocytes : cellule anucléée, aucune division pour cette cellule quand le séparé donne la vie (multiplie). 
  
« Deux bêtes /deux morts », les propositions relatives débutent et claquent : 
« Traîne à terre 
le pont 
où les hurles dans les mains 
où les fonds »  
Un verbe a dérivé (dérapé), la structure en suspens. Des tensions équivalentes : « tendons », « forceps », une loi mécanique identique en organe ou instrument de sortie du corps, « [d]e la corde de pendu/si la corde ne rompt ». Isolexisme nécessaire : « à carcasse-sac ». Composition née d’organes et viscères « quand impossible répond par impossible ». Idéalement, non. Patrick Wateau laisse la crevasse-carcasse. « Quelqu’un », « le défunt », jouxtés dans le poème (ils se prédisent). Le futur dans le présent : mordre (mort), on croquait pour voir s’il vivait. Le croque-mort. 
Le blanc du trou se lit : 
  
« La souche noircit  
au point nageur 
sans même le fleuve 
à sentir les deux fois 
 
Au-delà 
ça calcine 
et s’inverse 
en plus lourd 
 
crypte plus lourde 
 
 
 
 
En erratique ». 
 
En paix, non. Livré à lui-même l’os est sans, dépouillé d’organe le squelette et chair– ce qui est libre ? La souffrance, peut-être. Le sens propre ou premier, littéral et venu du dictionnaire où lire le premier mot qui est la langue, l’organe. Le membre : 
« yeux 
de ce qui s’arrache » 
 
Les vers. Et grouillent pour ôter ce qui reste, l’os seul. Autour, rien, encore rien– dont on parle. Le son du mot reste : os, « habitus », « hiatus ». Le « a », en départ de ligne, échoue dans « étable » et « besace », « [l]a bouche vide d’aucun détail » (« moins de jachère /dont le bétail »). Le fil poétique des bêtes d’élevage finit, l’ « abattoir ». À l’homme se frotte l’équivalence en règne de deux : 
 
« Qui ne rotule ni terre couverte 
rien que le corps n’ensevelisse », 
 
pourrit en terre (« le mot souillé »). Le nom devenu verbe (« rotule ») a restreint le champ à l’os qui devient titre du poème suivant, « Fémur ». Comme crâne où les mots, long des reins, reviennent, descendent en terre. En terre où revient reste. 
 
[Isabelle Lévesque] 
 
 
Patrick Wateau, Personnier, Atelier La Feugraie, 2014, 120 pages, 15 € 
 
 
1Cette première partie a été précédemment éditée en livre d’artiste : Destruendo, ill. Rodrigue Marques de Souza, Éditions Manière Noire, coll. « Longitudes », Vernon, 2003. 
Poème augmenté de 3 gravures originales (eau-forte avec aquatinte) de Rodrigue Marques de Souza. Format : raisin in-8° (H : 25 x L : 17 cm), en feuilles. Texte typographié au plomb mobile en Bodoni c.12 et imprimé sur Vélin d’Arches. Tirage : 50 exemplaires dont 6 hors commerce, tous numérotés et signés par l’auteur et l’artiste. 
2Unkraut, livre peint par l'auteur, Approches-éditions, 2013. 
3Mathieu Bénézet, Premier crayon –Éditions Flammarion, 2014. 

4Patrick Wateau, Rien simple ou pur– Éditions Unes, 1997. 
 

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