Magazine Culture
On a Good Day est, aussi, une entreprise d'admiration. Un mot qui revient beaucoup dans nos articles est
« élégance » - entendez le plus souvent la capacité d'un type à disparaître. Ce que nous oublions de dire, c'est que les héros en question, auraient peut-être aimé que le monde
ne les poussât pas ainsi à l'effacement. « Personne n'est indispensable », ai-je entendu à chacune de mes incursions dans le monde du travail. Je note que Keny Arkana,
dans son récent album consacré au thème de la Désobéissance, dit exactement l'inverse : « On a besoin de tout l'monde, tout l'monde, tout l'monde, tout
l'monde. »
Gilles Tordjman était très célèbre, il y a longtemps. Il n'était indispensable qu'à ses lecteurs. « On a besoin
de tout le monde », cela veut dire qu'on a besoin de chacun, et donc que certains se présentent, de temps en temps, pour élever la notion que « chacun » aura dans le groupe
de sa propre potentialité. Pour le dire autrement : Gilles Tordjman n'a jamais écrit pour lui. Sinon ses articles auraient été parfaits, sans trace aucune d'effort - ils n'étaient
que ça : des signes de travail, de recherche. Il a voulu créer une alternative à la langue pré-écrite du journalisme, sans quitter ce terrain. En refusant la facilité (n'écrire plus
que des livres et jouer modestement à l'auteur), il a mis toute ma génération au travail.
L'article que vous allez lire a été écrit pour un support donné. Un magazine papier pour lequel sa
« collaboration » a pris fin. Il en porte forcément la trace. L'animation du texte semble venir de quelqu'un qui ne veut pas gâcher la fête (selon cette parole de
Lennon relevée par Julien). Ses idées sur l'oubli, sur la fatigue, sembleront d'autant plus belles qu'elles ont été écrites dans un système qui ne les réclamait pas. Cet article nous
arrive du monde vertical où nul n'est indispensable ; nous lui souhaitons longue vie ici, dans le réseau horizontal où l'on a besoin de tout le monde.
Et puisque ça parle de Chet Baker, commençons ainsi :
Chet Baker, par François Matton,
d'après une photographie de Gabriele Fiebelkorn
Dans son indignité universelle et sa névrose d'échec toujours répétées, la France aura au moins réussi une seule chose : commémorer. Cette nation si fortiche pour oublier ses
compromissions inexcusables et se racheter une vertu comme les dames du Bois de Boulogne se paient un salon de coiffure à l'âge de la retraite se signale par son appétence spéciale pour les
anniversaires, les commémorations, les célébrations en tout genre. Il n'y avait vraiment qu'ici que pouvait être inventée une gabegie comme le « devoir de mémoire » et nul autre
pays aurait souffert qu'une telle stupidité s'impose à tous les esprits sans discussion, sans réflexion, sans critique ; sans rien. Mais c'est ainsi au pays de l'impensé radical : on
se contraint au souvenir comme on s'acquitte de ses impôts. Parce qu'il le faut bien ; parce qu'on le vaut bien. Ces temps-ci, donc, c'est Mai 68 pour tout le monde. Il y a déjà belle
lurette que l'effet-patrimoine, nivelant tout dans une égale insignifiance consumériste, a travesti la dernière véritable insurrection anti-capitaliste en gentil monôme estudiantin. De ce mois
de Mai qui vit tant de gens verser des larmes heureuses, puisqu'elles n'étaient déclenchées que par la force des grenades lacrymogènes de l'ennemi, on n'a retenu que ce qui était le plus
immédiatement utile à la mythologie marchande : la « libéralisation » des mœurs - si commode pour oublier qu'on réclamait alors la libération de la vie - la hausse du pouvoir
d'achat, la paix sociale achetée à Grenelle par des syndicats trop heureux de ne pas avoir été jetés aux poubelles de l'histoire et dont on sait aujourd'hui qu'ils ont toujours palpé l'argent
du patronat. Un mai 68 propre, pop, simple et funky ; une révolte retaillée aux proportions de la presse people.
On ne souvient pas - l'oubli reste notre passion dominante - que l'événement ait pu susciter autant d'épanchement médiatique en mai 1988, alors qu'on en fêtait le très symbolique vingtième
anniversaire. Vingt ans, pourtant, ça parle : c'était précisément l'âge des jeunes gens qui dressaient des barricades en 1968. Cet effet de redondance temporelle paralysait-il, en 1988,
les ardeurs intéressées des patrons de presse et des vendeurs de gadgets révolutionnaires ? Peut-être. Peut-être pas. Simplement, le commerce de l'information et la tyrannie communicante
n'avaient pas encore atteint le degré d'achèvement qu'on leur connaît aujourd'hui. Internet n'existait pas et le comble de la branchitude, alors, c'était le Minitel et le Fax. On échangeait de
l'écriture, dans une langue qui n'était pas encore massacrée par la pensée SMS. Et puis, surtout, on avait mieux à faire. Quelques années plus tôt, on avait découvert Chet Baker. Les splendeurs
capiteuses d'un chant qui ne voulait pas finir. Les images de la gloire, d'une jeunesse insouciante. Le talent proprement révoltant d'un voyou désinvolte, et pas révolutionnaire pour deux sous,
mais qui avait pu, au milieu des années cinquante, être considéré comme le meilleur trompettiste du monde. Et puis toutes les autres images : sans transition ou presque, le gendre idéal
métamorphosé en vieux junky parcheminé, le James Dean retourné en vieillard sioux si saoul ; la danse autour du gouffre, le souffle absenté dans un chant toujours plus plastique. Les dents
cassées lors d'une méchante embrouille avec un dealer, l'air raréfié dans la trompette et les plus hautes cimes qu'on gagne enfin, non pas malgré l'essoufflement, mais bien grâce à lui -
l'ivresse des cimes, qui rejoint celle des profondeurs : You Can't go home again, Diane, avec Paul Bley, les tricotages métaphysiques avec les guitares de Doug Raney ou
de Philip Catherine, jusqu'au chant du cygne filmé par l'œil torve de Bruce Weber, Let's Get lost.
« Perdons-nous » : tout un programme pour une vie si bien ratée. Le beau paradoxe de l'affaire, c'est qu'avec des égarés de la trempe de Chet Baker, on apprend à se trouver, soi.
Lui s'est tué le 13 mai 1988 en tombant de la fenêtre d'un hôtel d'Amsterdam. Mais, tout comme Mai 68 a commencé le 22 mars, le début de l'immortalité de Chet Baker date d'un peu plus
tôt : mars ou avril 1988. C'est un concert au New Morning. On ne sait pas encore que ce sera la dernière fois qu'on vient l'écouter. Il porte un pantalon rayé noir et rouge dans le plus
atroce goût « heavy metal ». Il s'amuse à tenir la caisse derrière le comptoir des entrées. A peine une trentaine de personnes sont présentes ; la plupart discutent en buvant des
coups. Chet Baker fait comme à son habitude : il s'endort pendant les chorus de ses partenaires. Quand c'est à lui de jouer, Ricardo del Fra vient le réveiller très respectueusement. Il
embouche alors sa trompette et laisse fuser le chant de la belle « jeunesse à tout asservie ».
Révolutionnaire sans révolution, il enseigne que la fatigue est aussi un combat.
En mai 2008, Chet Baker aura toujours vingt ans. Et nous avec.
Merci à Gilles Tordjman de nous avoir offert cet article.