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Mange tes morts – Tu ne diras point, de Jean-Charles Hue

Par La Nuit Du Blogueur @NuitduBlogueur

Note: 4,5/5 

Septembre 2014 est littéralement une vague de fraîcheur pour le cinéma français. Fraîcheur, puisque les grands films qui marquent cette rentrée se situent dans le Nord avec le Pas-de-Calais et la Picardie : P’tit Quinquin, de Bruno Dumont, et Mange tes morts, de Jean-Charles Hue. Deux films (l’un d’eux est une série) en dehors des sentiers battus. 

© Capricci Films

© Capricci Films

Mange tes morts fut présenté à Cannes dans la Quinzaine des Réalisateurs. Il gagne, avec logique, le prix Jean Vigo car il partage un point commun avec Zéro de Conduite : celui d’être indépendant d’esprit, de tourner avant tout au profit de sa liberté d’expression et de mise en scène, et d’une réelle originalité de réalisation.

Mais avant tout aspect critique, il est nécessaire de développer le statut du réalisateur Jean-Charles Hue qui explique le dynamisme de sa mise en scène particulière. Jean-Charles Hue, étudiant plus ou moins lambda, mais intéressé par l’art expérimental, finit par entrer aux Beaux-Arts de Cergy-Pontoise. Sur le chemin de son université, il croise très souvent des gens du voyage, des yéniches appartenant à la famille Dorkel, ce qui attire sa curiosité. Il sait que lui aussi a une famille aux origines lointaines yéniches. Il décide d’entamer le contact, lui, le simple « gadjo » (*non-gitan) mais parvient à tisser une relation forte de par ses origines.

Cette découverte du monde des gens du voyage marque un tournant dans sa vie : et si on essayait de montrer au monde que les gitans, ce ne sont pas que des gens qui parlent bizarrement et qui « rodavent » (*traînent pour voler) ? On sort la petite-caméra, on fait des documentaires réfléchis, on crée une relation unique avec non pas un ou des individus, mais réellement un peuple ayant une histoire avec, en prime, l’intérêt de travailler ensemble pour mieux concevoir. 

Et nous voilà, bien des années plus tard, après l’aboutissement d’une filmographie documentaire sur ce monde, face à l’envie de se lancer, avec eux, dans l’aventure de la fiction, inspirée de moments de vie partagés et de visionnages de vieux films, de John Ford à Paradjanov.

Le film s’ouvre sur un travelling où nous apercevons deux jeunes gitans, à l’air du temps, rouler dans un champs vide, sur un scooter, tels des chasseurs, un « pouchka » (*fusil) à la main. 

Sous un « kham » (*soleil) écrasant, nous rentrons dans la vie et le quotidien de Jason, jeune Dorkel de 18 ans. Se dévoilent petit à petit les liens de cette famille, leur fonctionnement, leur communication et nous découvrons le poids religieux qui soutient sa vie : il désire être baptisé dans l’église qu’il confectionne avec son cousin Moïse, afin de prendre un bon engagement synonyme de pureté et de sagesse, avec l’encouragement de sa « darone » (*mère) et de sa famille. Seul hic, son demi-« prale » (*frère), Fred, vient de sortir de la « calèche » (*prison) après un grand coup et désire finalement réitérer en s’attaquant à une réserve de cuivre. Reprendre le chemin de vie d’un hors-la-loi, et montrer à Jason un monde de liberté. 

Voici donc le point moral et culminant de Mange tes morts : le partage entre un monde de sagesse, et celui d’une reproduction fraternelle du frère libre et sauvage (on retrouve là un point commun avec Rusty James, de Coppola, que Jean-Charles Hue décrit comme premier film révélateur d’une passion cinématographique à l’âge de 15 ans).

Ni un Snatch dénaturé stéréotypant un monde qu’il ne connaît pas, ni un Drive où les courses poursuites n’ont pour objectif que l’amplitude de l’action : Mange tes morts, lui, se démarque réellement par son naturalisme, une volonté de mise en scène difficilement égalable. Si l’on s’émeut devant un tout récent Party Girl, pour la réalité de ses acteurs, alors il faut foncer pour admirer  Mange tes morts, car là non plus, les acteurs ne sont pas professionnels. Ils ne jouent pas, ils sont.

Après une moitié de film plongée sous la « lixta » (*lumière) plombante d’un soleil omniprésent, arrive la deuxième partie, celle des retrouvailles avec l’ancienne « vago » (*voiture) de Fred, une BMW Alpina , et donc de leur virée nocturne dans le monde des « gadjos » pour effectuer le coup de l’année, celui-qui leur permettra la fameuse liberté. C’est ici le baptême « hors-la-loi » de Jason. Nous voilà plongés dans un désert atypique : non celui que l’on retrouve dans les westerns, mais celui de la zone industrielle. C’est aussi là que se dévoile la deuxième force de Jean-Charles Hue, celle d’instaurer une tension et un paysage bien connus : une tension mystique et un destin tragique invisible. 

C’est en s’enfermant dans une voiture que vient même l’un des passages les plus forts du film, les aveux affectifs et destructeurs d’un frère qui se perd inconsciemment. Le passage au noir du film, qui, sans trop de budget (inférieur à un million), arrive à jouer les codes de grands films ayant marqué l’histoire du cinéma.

Une caméra nous entraîne devant les phares grisants d’une vieille Alpina et, derrière le son puissant d’un moteur ressuscité, Jean-Charles Hue arrive à un perfectionnement total de sa mise en scène, et, non pas d’une direction d’acteurs, mais bien d’un jeu avec les acteurs. On ressent sur toute la longueur du film cette proximité entre l’auteur et ce qu’il filme. 

Quand il s’agit de montrer l’amour, l’homme, le poids des liens familiaux dans un monde loin du nôtre, ou bien quand il s’agit de plonger dans le récit ahurissant de vitesse, de tension et de fragilité touchante du jeune Jason qui se perd face aux choix qu’il doit prendre, Jean-Charles Hue démontre une tonalité juste et perfectionnée. 

© Capricci Films

© Capricci Films

« Sur mes morts » (*je vous jure), s’il y a bien un film qui bouscule les sorties du moment, il s’agit de Mange tes morts, car jamais avant nous n’avions approché de si près la communauté yéniche dans une fiction aussi puissante que celle-ci. 

Thomas Olland

Film en salles depuis le 17 septembre 2014.


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