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Vacillations du mycélium et fille de l’air

Publié le 27 septembre 2014 par Comment7

Vacillation/Fille de l'air

À propos de : une course à vélo – un passage de chevreuils – Judith Butler, Ces corps qui comptent. De la matérialité et des limites discursives du « sexe », Editions Amsterdam, 2009 – un dessin gravé en tête, entêtant (E. Duval) –  des champignons …

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Une route de campagne déroule un long faux plat sinueux au macadam lisse et brillant. Ruban serpentin qui s’hérisse, se rétracte, suinte ou se gonfle comme une peau batracienne au contact du caoutchouc des pneus. À gauche, le fossé surmonté de buissons touffus et d’orties abondantes ourle les restes d’une forêt incluant le panache de quelques beaux hêtres survivants. À droite, l’accotement herbeux récemment fauché caresse les pieds de longues rangées de maïs très haut, alignement rigoureux et sauvage, dont les formes lui évoquent autant l’Afrique – silhouettes tropicales, allures des personnages aux sagaies représentés dans certaines aquarelles colonialistes, habitude de la famille de griller des épis de maïs au jardin, « comme au Congo » -, que l’Antiquité et ses armées épiques en armures décorées de tiges et plumets. Il pédale depuis des heures, concentré, attentif aux signaux qu’émet son organisme et au bruit de la mécanique, à l’affût du moindre accroc technique, vigilant à la fatigue sournoise, dosant les ressources musculaires et pulmonaires pour tenir la vitesse la plus haute (qui peut s’avérer dérisoire). Refusant la greffe d’écrans qui objectivent rythmes cardiaques, état de la tension, capacités pulmonaires et combustion caloriques, il préfère l’artisanat du décryptage à l’aveugle, scrutant au profond de sa matière les indicateurs physiologiques du moteur organique et psychique, entre subjectivité et analyse raisonnante, ânonnant du perçu. Toujours dans un entre-deux troublant entre corps réel et corps imaginaire, viande et symbolique, dure réalité et projection fantasmatique. Et il rentre dans cette transe du cycliste solitaire, vertige de l’équilibre, fragilité de l’être où il jouit d’une force inattendue, réserve de puissance qui semble tout mettre à sa portée, illusion d’invincibilité masquant l’excessive vulnérabilité, un rien pouvant causer défaillance ou chute fatale. Il se demande ce que tout cela est en train de fabriquer, ce pédalage, ces dépenses musculaires, ce ressassement cérébral garant de l’engagement physique total, cette débauche d’énergie de toutes les cellules qui l’extirpe de lui-même, le jette en exil en lui-même, ce travail acharné des articulations pour assurer fluidité des mouvements et pénétration puissante de l’air, matrice aérienne dont il avale le vent et le vide pour le muer en matière psychique et corporelle, flirtant avec la sensation d’avancer dans l’inconnu, le dehors, transformant ce qu’il est en quelque chose de lointain, d’imprévisible, que la langue balbutiante dans le silence tente d’organiser, doit chaque fois retrouver, renommer, « sculpter l’air atmosphérique et lui confier des significations » comme écrit Pierre Bergounioux parlant du langage (chiasme entre l’atmosphère, l’air respiré, l’air du temps, l’organisme, ses chimies de symbolisation). Dans l’exercice enragé de pédaler et de réfléchir en hyperventilation, tout le corps s’engage dans cette sculpture aérienne. « Tout le corps », cela semble encore peu dire parce que s’y engage l’antériorité du corps, ce qui le préfigurait, les premiers sédiments ainsi que tout ce qui lui a échappé, la longue traîne de la perte qui joue par ailleurs un rôle si important dans la sensibilité, dans le fait de sentir les choses. Comme une remise en jeu provisoire de ce qu’il est ou croyait être et qui s’apparent, vulgairement, ni plus ni moins aux formules consacrées et banales souvent utilisées par les sportifs, écouter son corps, aller au bout de soi-même, flirter avec ses limites… Et il éprouve bien quelque chose qui ressemble à ça. Son activité cérébrale se délocalise dans toutes les autres parties corporelles et se morcelle, miroir volant en éclat vers un stade antérieur ou au-delà. Il ressent comme délivrance un effet de dématérialisation et, dans la foulée de cette fuite des corporéités, il distingue ce qu’il croit être un aperçu inattendu de la matière avant la matière – enfin, cette matière du langage – et prête à être touchée vraiment. Les frontières de son corps, en sueur et en tension maximale, surfaces de plus en plus perméables, labiles, absorbant tout le visible et l’audible, l’invisible et l’inaudible, rêvent d’accéder à d’autres morphologies, d’autres désirs, gagnées par une érotique maximale archaïque, non canalisée, « érogénéité qui semble définie comme la vacillation entre parties du corps réelles et imaginées » (J. Butler, p. 71). Toujours, en ces instants, il entrevoit la somme des contraintes, des conditionnements, filigrane têtu de toutes ses sédimentations, ingérence de l’extérieur, s’infiltrant par les ramifications de la symbolisation. Chaque symbolisation introduit un cheval de Troie, qu’il s’approprie, détourne à son profit, plus ou moins, mais surtout, quoi qu’il fasse, le détermine, nomme à sa place (les voix qu’il entend) son rôle de sujet sexué. Être ainsi performé par la loi, les discours qu’il croit les siens et ne sont que répétitions prévues par ce qu’il est, dans les situations qu’il traverse. « Pour que le discours se matérialise en un ensemble d’effets, il doit lui-même être compris comme un ensemble de chaînes complexes et convergentes au sein desquelles les « effets » sont des vecteurs de pouvoir. » (J. Butler, p.191) Son rythme cardiaque accéléré prend possession de cette excitation protéiforme, « cette sorte d’absence ou de perte, comme ce que le langage ne parvient pas à saisir, mais qui pousse le langage sans cesse, en vain, de le saisir, de le circonscrire. Cette perte intervient dans le langage comme un appel ou une exigence insistante qui, tout en étant dans le langage, n’est jamais entièrement constitué de langage. » (J. Butler, p.79) Recommencer quelque chose, une vie, s’emparer de la capacité de se renommer. Et il repense aux premières phrases d’une préface de Judith Butler, qui le fascinent : « J’ai commencé à écrire ce livre en essayant d’examiner la matérialité du corps, mais je me suis bientôt aperçu que la pensée de la matérialité me déportait invariablement vers d’autres domaines. Malgré tous mes efforts de discipline, je ne parvenais pas à rester sur ce sujet ; je ne pouvais pas saisir les corps comme des objets de pensées simples. Non seulement ils tendaient à faire signe vers un monde au-delà d’eux-mêmes, mais ce mouvement au-delà de leurs propres frontières, ce mouvement de la frontière elle-même, paraissait tout à fait central à ce qu’ils « étaient ». Je perdais constamment le fil du sujet. Je m’avérais rétive à toute discipline. Inévitablement, j’en vins à me demander si cette résistance à fixer le sujet n’était pas en réalité essentielle à l’objet que je m’efforçais d’appréhender. » (Judith Butler, Ces corps qui comptent, Editions Amsterdam, 2009, p.11)

Quand surgit à gauche, après un tremblé des buissons et les secousses de quelques majestueuses ombellifères séchées sur pied – témoins fossiles de saisons déjà mortes -, au bord des talus, l’arrière-train encore recouvert par le plissé des feuilles et branches, un groupe de quatre chevreuils pétrifiés dès qu’ils le voient. Leur posture gracile et stressée, mimant l’invisibilité et comme cherchant à annuler le mouvement qui les jetés à découvert (désir de rembobiner le film), les apparente aux antilopes des mêmes aquarelles coloniales. Mais surtout leur regard l’embrasse, le balaie, le renverse, comme s’ils le connaissaient et avaient une requête à transmettre, un signal. Avant de prendre la seule décision plausible, plonger vers le macadam et lui couper la route en quelques bonds, sans le quitter des yeux, frôlant la roue avant du vélo à tel point que ses doigts nus sortant des mitaines auraient pu toucher leur pelage ras, magnétique. Après coup, émerveillé et ébranlé, il a la conviction qu’il les a percutés, collision sans choc, leur animalité s’ouvrant à lui, l’absorbant. Il a traversé les chevreuils. Il les voit, comme en rêve, démembrés puis s’échapper à la manière dont certains films montrent des âmes quitter leurs enveloppes terrestres, un dédoublement fantomatique, une forme restant à terre et l’autre, estompée, s’élevant dans les airs. À peine réels donc, furtifs et inquiétants, ils se faufilent entre les maïs, dont les premiers rangs sont agités d’un frémissement de rideau théâtral, et disparaissent. Évanoui, ni vus ni connus, tu as rêvé. Ces derniers temps, roulant silencieux dans la campagne, il est de plus en plus souvent témoin de passages intempestifs d’animaux (encore) sauvages dérangés par l’extension des zones habitées, l’érosion des parties boisées. Animalité exilée à l’intérieur même de territoires de plus en plus exigus. Apparitions qui parlent de disparitions alarmantes, handicapantes. « Depuis quelques dizaines de millénaires et avec une accélération effrayante depuis moins d’un siècle, Homo sapiens a éliminé les espèces les plus proches de lui en termes de parenté évolutive ou d’adaptation : hier, les autres hommes ; aujourd’hui, les grands singes, nos frères d’évolution. Cela se retourne déjà contre notre espèce puisque les autres peuples dits « autochtones » ou « traditionnels » disparaissent avec leurs écoumènes, leurs langues et leurs cosmogonies. Aujourd’hui, notre succès évolutif efface toute la diversité biologique et culturelle issue de notre histoire naturelle. (…) À force de croire que nous ne sommes pas des êtres de nature, nous continuons de la dévaster et devenons les artisans de notre fin, après avoir été les seuls responsables de notre solitude ontologique. » (Pascal Picq, Il était une fois la paléoanthropologie, p. 284) Mais, il ne sait exactement pourquoi, cette fois-ci le bouleverse comme jamais. Il soupçonne une sorte de mise en scène, de rendez-vous accidentel arrangé avec l’intention de lui délivrer un message. Arrangé par qui, par quoi ? Mains au guidon, il reste longtemps enrobé dans ces yeux sombres et veloutés des émissaires chevreuils, pris dans cette matière insaisissable, rattrapé par la lumière noire par excellence de ce qu’il tente de saisir, de dire, raconter, et ne se peut. Ces yeux de biches immenses qui rejaillissent, insondables spéculaires dont les rives s’écartent au fur et à mesure qu’il y plonge, chaque fois qu’il prend, pénètre un corps amoureux, quelle que soit la partenaire, ce glissement de soi entre les lèvres qui lui égare éclate les chairs et les organes, brouille les pôles, et fait sourdre dans les regards cette immense mélancolie de l’éternité animale dont il procède, au sein de laquelle n’être qu’étincelles microscopiques.

Sur le revêtement ravagé, nef goudronnée s’effaçant entre les futaies clairsemées, levant les yeux vers les brumes étirées au sommet des arbres et des poteaux électriques, bouleversé par la coulée chamoisée des pelages au creux de son chemin, il voit remonter d’autres images de chair dont cet extrait de texte, tatoué en lui, se réveillant chaque fois qu’il en heurte une évocation, directe ou détournée, explicite ou implicite : «la coulée de chair laiteuse aux contours imprécis dans l’obscurité, marquée d’une lune sombre par la large aréole » suivi de « Il se penche brusquement et l’engloutit dans sa bouche. » (C. Simon, Leçon de choses, p.605 Gallimard/Pléiade). Ce fantasme d’engloutissement de laitance lunaire le dévore, lui fait secréter une apparition féminine, projeter une icône lumineuse dans le ciel (tant astronomique que psychique, voûtes confondues), empruntant la forme de ces fuseaux lumineux qui balaient les nuages à proximité de certaines grandes boîtes de nuit, et vers quoi rouler, approcher sans jamais l’atteindre une fille de l’air ou bonne étoile qui recule autant qu’il avance. Une forme en lui. Et, comme dans la scène décrite par Claude Simon où – lui revient le goût fulgurant et fondant de la coulée laiteuse bien lunée -, la pression du but sexuel rend les organismes excessivement attentifs et perméables à tout ce qui jouxte leur idée fixe, sensibilité exacerbée aux bruits, lumières, mouvements, à l’unisson de leurs cœurs et pulsions – avec un effet simultané d’intensification et d’éparpillement -, ses sens excités flairent et fantasment des présences cachées dans les marges de ce qu’il éprouve. « Elle renverse la tête dans un gémissement tandis qu’il l’étouffe sous sa bouche. Le chant puissant des grenouilles relègue à l’arrière-plan le crissement continu des criquets. Quand parfois le premier s’interrompt, la vaste stridulation resurgit, étale pour ainsi dire, sans bornes, comme le bruit même du silence, de la nuit. » (C. Simon, Leçon de choses, p. 605). Baigné de l’écume de la transe sportive, où toutes ses « parties du corps », bien que convergeant en des mouvements harmonieux, « se dégagent de tout sens commun, s’arrachent les unes aux autres, vivent chacune leur vie, deviennent le site d’investissements fantasmatiques qui refusent de se réduire à des sexualités singulières » (Butler, p. 146), il observe le vacillement de ses projections fictionnelles, refusant la fixité des normes narratives, aspirant à flotter dans sa pleine fragilité imaginaire, retour vers les moments vierges, de nouveaux récits de soi, de nouvelles manières de nommer ses désirs. Mais comment ?

Et c’est à partir de souvenirs de chair et de lune, dans les textes lus et les expériences vécues, de bruits et images périphériques aux gémissements passés, qu’il reconstitue une présence dont il souhaite se remplir. Il s’invente l’apparition d’une visiteuse familière, mais qui se serait costumée, déroutante, ancienne amoureuse déguisée en jeune déesse, transportée dans les airs. Le ruissellement de ses cheveux s’échappe d’une coiffe en partie phrygienne – mais en partie casque de jeune pucelle en croisade, ou bonnet traditionnel andin, l’approximation des contours croisant et brouillant les références -, surmontée de deux plumes, clin d’œil aux parures des squaws peaux-rouges, évidemment, mais dont le plissé intérieur évoque autant des oreilles que des vulves. Le visage a cette rondeur ronronnante, éclairante, que confère l’amour reçu et donné, légèrement bouffi de fatigue extravagante, gonflé comme une levure qui monte, voile visionnaire voguant. C’est comme si, des archives complexes où sa mémoire compulse des figures tronquées, des profils estompés, des vues partielles de plusieurs images d’aimées, créant de leurs particularités saillantes un paysage psychique accueillant, protecteur, portraits inachevés, en gestation, ou décomposés, soudain, une figure complète, miraculeusement plus vraie que nature, se levait des brumes du souvenir, faisant l’effet d’une pleine lune à son comble, ultime. Comme peuvent apparaître bouleversante, connue et pourtant tout autre, révélée, la tête d’une amante posée sur l’oreiller de plumes, au lendemain d’une première nuit d’amour. Elle est un croisement fluvial et aérien entre plusieurs métaphores féminines, avec des allures de Junon dont les fluides professent de nouvelles dynamiques de mariages entre les gens, les choses, les objets ; des côtés de Diane chasseresse ayant renoncé à la chasse, privilégiant son goût irradiant pour inciter aux passages d’un monde à l’autre, faire circuler le sens entre univers clos, favoriser les liaisons entre sauvagerie et civilisation, culture et nature. Impulsion que renforce l’espèce de torsion festive qui anime le bassin sous les plis d’étoffe, et le mouvement presque rotatoire des jambes. La tunique sommaire, courte, flottante, est garnie sur l’abdomen de vestiges cuirassés, lanières de cuir et métal, vague rappel d’une aptitude guerrière dénouée. Les seins sont exposés, surtout le droit, le cou orné de colliers jouets, osselets, bonbons, cailloux enfilés et exposant en pendentif la forme d’un cœur découpé à l’emporte-pièce dans une larme laquée d’encre noir. On dirait un pétale. Au bout de ses bras nus, cerclés de lierre tressé, de fleurs ou de coraux, les mains ne serrent aucune arme, arc à flèche ou autre. Rien qui délie la vie de ses attaches. Elles sont plutôt les anneaux vivants à travers lesquels coulisse un long corps sinueux d’anguille ou boa, à la sexualité indéterminée, multiple, et qui danse horizontalement comme la ceinture du monde. C’est un animal d’intérieur, sorti provisoirement du corps de sa maîtresse pour prendre l’air et être caressé, reptile moulé dans les replis du corps féminin, l’utérus labyrinthe mais aussi l’intestin deuxième cerveau, et il danse comme une liane de la connaissance, exhibant le mode de pensée de la fille de l’air. Il se faufile entre les jambes et, à la moindre alerte, il retournera dans ses niches corporelles. Une jambe est nue, sans aucun apprêt, aussi leste que celle d’une bergère anonyme. L’autre plus arquée et stylée, cheville ceinte d’un bijou indien, duvet d’épervier et coquillage, évoque une écuyère mythologique. Le rhizome sinueux qu’elle tient en main – danses serpentines du fleuve Amour – se termine d’un côté par une petite tête de furet et de l’autre, au loin, par des anneaux et tortillons sensuels, nœud illogique et boucles d’infini, sur lesquels repose momentanément une vache sacrée, déesse de la maternité. L’animal ondulant personnifie la puissance d’enlacement de cette ménade songeuse, surprise juste avant ou après la crise bacchanale, et déroulant ses serpentins à travers l’avalanche de signes, il est en outre le moyen de locomotion qu’utilise la belle pour voguer dans l’espace. Leur attelage rappelle le mouvement des balançoires ou l’utilisation de ces boudins gonflables que l’on enjambe pour flotter et barboter en piscine. En prenant du recul, il imagine que cette fille aérienne dérive dans une pluie stellaire, lente et multidirectionnelle, de symboles dépareillés, fragments de mythes en mutation, de cosmogonies éclatées. Ni gauche, ni droite, ni haut, ni bas et ni bords, elle flotte dans cette profusion bactérienne du rêve, choses qui passent et auxquelles, selon le récit qu’elle tisse ou qui se tisse de par les fantasmes extérieurs qu’elle capte, elle va se fixer, lancer une ancre, tout en continuant à flotter et dériver. Occurrences disséminées dans une fresque surréaliste, dépourvues de tout enracinement si aucune histoire humaine ne les agrège en son récit, sans lesquelles nous n’aurions aucune chance de tisser une consistance. Fragilité bouleversante de ces symboles ludions qui semblent remplir un vaste éther immémorial, une éternité de culture et qu’il a l’impression de tenir tous recueillis en une seule petite pelote humide et palpitante, instable, quand il prend une cervelle d’animal au creux de la main, cervelle si proche de la sienne, pense-t-il, fraîche et nue, sanguinolente, qui ne semble pas encore morte, mais en attente de se reconnecter, et qui continue, là dans ses mains, à palpiter, rêver, penser, souffrir, aimer, ruminer, glissant lentement dans une autre vie où elle poursuivra, sous d’autres formes, toutes ces activités poétiques du cérébral. Cela équivaut à toucher de la matière mouillée d’au-delà. Où vogue la fille de l’air. Dans le même ciel, tête-bêche par rapport à la fille, comme dans les cartes à jouer, la statue d’un mâle aux organes extériorisés, chute, espèce de Zeus mal dégrossi, joyeusement défenestré, fétiches et talismans battant la campagne. On dirait que son plongeon disperse divers fluides, vésicule biliaire giclant, prostate laminée, viscères algues. L’espace est quadrillé d’aigle protecteur, de cygne aux ailes déployées, de bélier licorne, hibou sur couronne royale remise en jeu (plus de roi désigné), chacal portant la bague de l’union entre vie et mort, homard scorpion, triton, tête de Pégase, hydre à sept tête avec enfant potelé à son pi, étoiles de ciel et de mer, sextant et proue de navire, chevelure méduse, organes vagabonds tranchés giclant, gourdin courgette à la surface marbrée de voie lactée, bouquet d’achillées séchées brandi dans une poigne virile. Des hommes et femmes nus, perdus dans cette immensité, comme au début du monde, se prélassent au jardin d’Eden ou explorent les abords d’une roche métaphorique. Là au milieu, la fille est en pleine assomption amoureuse et renvoie, songeuse et semi ironique, à toute l’iconographie religieuse de l’ascension de la Vierge ou à certaines naissances de Vénus, mais détournée dans une forme d’affranchissement de la loi dictant les bonnes identifications sexuelles. Elle vogue vers un nouveau monde à découvrir.

L’irruption soudaine, inattendue, à différents endroits du jardin, de champignons, en bouquet, en ligne, en arc de cercle cassé, en ronds de sorcières, lui rappelle la manière dont les éléments de ce dessin ont bourgeonné dans son imagination. Son esprit, dans un moment d’égarement, imagine même que ces champignons surgissent là parce qu’il s’est autant perdu imprégné de ce dessin, relation de cause à effet fantasque. Cela le surprend autant que la proximité impromptue des chevreuils sur la route, en plein jour, frôlant sa roue avant. De la matière charnue, de formes diverses, informe et en mouvement, d’une consistance insondable comme celle des yeux de biche, les teintes des cuticules du même velouté un peu poisseux, d’une première apparence poignante, brillante, puis abîmée, lacunaire, happée par le vide. L’ensemble est une célébration de l’informe et, par ce fait même, de formes en devenir, en mouvement. Presque animale. C’est une variante de la « coulée de chair laiteuse ombrée du passage d’une aréole lunaire », variante éparpillée dans l’herbe, constellation incontrôlable, rattachée à une force cachée, un flux enseveli. Sous le chapeau et son intérieur charnu, l’hyménium, en livre suspendu de lamelles crues où attendent les spores, présente des architectures fantasques, parfois plissées, alvéolées, faites d’aiguillons ou de tubes. Et définir de quelle forme est le chapeau relève déjà de l’exploit : ogival, mamelonné, en forme de pétale, de casque, de cloche, de bouclier doté d’un centre proéminant… Les différentes caractéristiques, au premier abord évidentes, sont de moins en moins tranchées dès lors que l’examen se prolonge. Les contours nets sont rares, l’accouchement de ces choses situées entre plusieurs genres – l’amibe, le végétatif – a été difficile, de nombreux accidents ont déformé la matière. Et, essayant de s’y retrouver, de fixer des noms sur des formes, il s’égare dans les ramifications, il perd le lien entre le nom et ce qu’il nomme, le mot et la chose. Il nage. La marge du chapeau est-elle lisse, ondulée, serrulée (en dents-de-scie) ou pectinée (en dents de peigne) !? Petits lutins ou ovnis mi chair mi poisson parachutés dans les mousses. Un parfum subtil d’humus, profondeur astrale des sous-bois, comme à l’intérieur de cuisses émues dès qu’il en approche les narines. Gravitant autour de ces corps, son corps est perturbé à l’intérieur de ses frontières, il se pense de plus en plus difficilement, happé par des signes qui le déportent hors de son orbite : je ne pouvais pas saisir les corps comme des objets de pensées simples. Non seulement ils tendaient à faire signe vers un monde au-delà d’eux-mêmes, mais ce mouvement au-delà de leurs propres frontières, ce mouvement de la frontière elle-même, paraissait tout à fait central à ce qu’ils « étaient ». Je perdais constamment le fil du sujet. Je m’avérais rétive à toute discipline. Inévitablement, j’en vins à me demander si cette résistance à fixer le sujet n’était pas en réalité essentielle à l’objet que je m’efforçais d’appréhender (J. Butler). Ce sont des intrus insolites – gnomes – qui s’esquivent vite car, quelques heures après l’apparition dans l’herbe ou les aiguilles de pin, au plus tard le lendemain, la décomposition commence, l’effacement est en cours, l’affaissement, la pourriture orgiaque. Les couleurs ternissent, les tissus se relâchent, montrent de nombreux accrocs, les chapeaux suintent du gluant, la chair se dessèche, se brise, révèle ses alvéoles vides, pillées, inertes. Quelques jours après, plus rien. Sans qu’il s’agisse de disparition ou de mort, mais bien d’effacement provisoire, en accéléré et en attente de nouvelles saisons et de renaissance. C’est une palpitation dans l’air et les herbes, exactement ce qu’il éprouva en voyant débouler les émissaires chevreuils, si près de sa trajectoire cycliste, presque touchés, traversés. La partie visible s’est effacée, rentrée sous terre. Car surtout, dessous ces apparences et présences, ce qui lui communique excitation et fascination, c’est le travail obscur du mycélium, du réseau vital qui donne du sens à ce qui surgit, ici ou là. Ce qui le relie à la matière, ce qu’il aime convoiter, toucher sous différentes espèces, relève de cet invisible-là. Ce par quoi il perd le fil du sujet et, pourtant, est bien ce qui le relie à quelque chose, à quelqu’un, lointain, virtuel, qui constitue le hors frontière à l’intérieur des mots, des images, de l’écriture par quoi il se raconte, se donne une présence (vacillante). Si, lors de ce couchant, les champignons éclos dans sa pelouse le fascinent autant – comme s’ils étaient l’au-delà de corps le regardant, émissaires du sous-sol -, c’est qu’il dessine en quelque sorte la pulsation de son désir. « Le désir voyage au fil de chemins métonymiques, selon une logique de déplacement, aiguillonné et contrarié par le fantasme impossible de retrouver le plaisir entier d’avant l’avènement de la loi. » (J. Butler, p.107) Cheminement. « Le mycélium possède un grand pouvoir de pénétration et de dissémination dans le substrat. Dix centimètres-cubes d’un sol fertile et très riche en matières organiques peuvent contenir jusqu’à 1 kilomètre de filaments mycéliens d’un diamètre moyen de 10 micromètres. Sa vitesse de développement peut atteindre 1 kilomètre par jour lorsqu’il se ramifie dans des conditions optimales. Sa croissance s’effectue toujours en longueur, et non en épaisseur, afin d’augmenter sa capacité d’absorption. Dans le Michigan, aux États-Unis, des chercheurs ont mesuré un mycélium qui occupait à lui seul une surface de 15 hectares, pesait plus de 100 tonnes et était âgé de plus de 1 500 ans.
En 2000, en Oregon, un mycélium d’Armillari ostoyœ, un champignon géant, mesurant 5,5 kilomètres de diamètre et s’étendant sur une superficie de 890 hectares en forêt a été découvert. Le champignon était vieux de plus de 2 400 ans. » (wikipédia) Ecouter ce mycélium, l’enchevêtrement de sa vie, des mots écrits, des symbolisations reçues, détournées, transformées, tout ce réseau de signifiants et signifiés qui forment le parcours d’un corps, qu’il oublie, qui s’enfouit dans le substrat, cela qui devient l’au-delà du corps vers quoi les nouvelles activités font signe et qui nourrissent le présent, le remplit et le marque d’un manque, mouvements au-delà de ses frontières, toujours vers l’au-delà où dérive la fille de l’air. (Pierre Hemptinne)

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Tagged: économie du désir, écriture et nature, corps, mélancolie, nature et culture

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