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Nihilisme et superficialité dans deux séries télé américaines

Publié le 22 mai 2008 par Jb
1862efa1264588793be7aa9debc5f36f.jpg C’est, un peu arbitrairement il est vrai, à un exercice d’analyse comparée que je vais me livrer. Cela concerne deux séries télévisées qui nous viennent des Etats-Unis : Nip/Tuck et Californication. Je vais tâcher de dégager quelques points de convergence entre elles.
La grosse racine commune est, à mon avis, de proposer une vision de la société contemporaine relativement désabusée, empreinte de dépression, de cynisme et de corruption. Mais, plutôt que de jouer franchement et sans nuance sur la satire à visée moralisante (ce qui du coup ferait sombrer ces séries dans la dénonciation un peu politiquement correcte), le traitement du sujet est bien souvent ironique, distancié et même léger. Ainsi, Nip/Tuck et Californication oscillent sans cesse entre nihilisme et superficialité (un peu comme le monde qui, à en croire Schopenhauer, oscillerait sans cesse entre la souffrance et l’ennui).
Dans le cas de Nip/Tuck, l’interrogation porte avant tout sur la dualité entre apparence et réalité (variante du dualisme surface/profondeur). Le métier des deux héros Sean MacNamara et Christian Troy (chirurgiens esthétiques) est, de ce point de vue, parfaitement adapté à cette réflexion : ils font et refont les corps, modelant physiquement leurs patients, et l’on se demande toujours si ce remodelage physique (extérieur) va s’accompagner d’un remodelage psychique (intérieur). Si tel était le cas, cela voudrait dire que le dualisme n’est finalement pas si net que cela et qu’en vérité la surface influe sur la profondeur.
Ainsi le manichéisme semble-t-il, au fil des épisodes, de moins en moins fort et, au contraire, le blanc et le noir ont-ils tendance à se mélanger en d’infinies palettes de gris. Quel meilleur exemple de cette tendance que la personnalité a priori antithétique des deux "faux frères" Sean et Christian ? Tout semble au départ les opposer : Sean est un père de famille respectable dont l’éthique (personnelle comme professionnelle) est irréprochable, il est sensible, à l’écoute, toujours prêt à aider son prochain. Christian, à l’inverse, est une machine à séduire qui fonde toute sa vie sur la réussite, le culte du corps, il est un matérialiste absolu qui ne croit en aucune valeur supérieure et aucune transcendance.
Pourtant, petit à petit, des failles de plus en plus profondes lézardent la vie de Sean : son mariage se fissure, son fils (qui en plus s'avère être le fils biologique de Christian) part en couilles, les principes auxquels il croyait paraissent obsolètes. Parallèlement, Christian se met en quête d’absolu et pense mariage, enfants, un peu comme s’il comprenait que son attitude ne mène à rien d’autre qu’au nihilisme.
Californication n’est pas si éloigné de ce dispositif. Sauf que le personnage de Hank Moody (excellemment interprété par David Duchovny) porte à lui seul le manichéisme et les contradictions que, dans Nip/Tuck, les scénaristes avaient préféré injecter dans deux corps différents. Perpétuellement tiraillé entre le besoin de fidélité, d’amour authentique et, à l’inverse, les liaisons faciles et uniquement basées sur le sexe et le plaisir, Hank n’a fait qu’une chose : briser son mariage alors même qu’il continue d’être amoureux de son ex et fou de leur fille de 13 ans.
Le "métier" d’Hank est aussi peu innocent que celui de Christian et Sean : il est écrivain. Dans la société contemporaine, l’écrivain est tout autant une star (au même titre qu’un acteur ou un autre type de célébrité) qu’un intellectuel ou qu’une référence morale. On retrouve donc le dualisme superficie/profondeur précédemment évoqué.
Cet aller-retour perpétuel entre surface et profondeur, entre aspiration à l’absolu et attrait pour l’abyme (la fascination du pire, dirait le sémillant Florian Zeller) se matérialise de façon également géographique. Dans sa vie "d’avant", bien réglée, celle où il avait du succès dû à son talent littéraire et où il vivait de façon idyllique avec sa femme, Hank Moody habitait New York. Cette dernière, on le sait, est souvent montrée comme la plus européenne des villes américaines, cultivée, raffinée.
C’est lorsqu’ils ont rejoint Los Angeles que tout semble s’être définitivement détraqué pour eux : la Cité des Anges est décrite comme la ville de toutes les tentations et de la luxure la plus débridée, au sein de laquelle les relations sociales ne semblent destinées qu’à finir en coucheries perverses. C’est un monde pourri, au bord du gouffre, mais en même temps fascinant et ludique qui nous est montré, dans lequel la fluidité est totale.
Dans Nip/Tuck, un glissement géographique du même ordre, quoique beaucoup plus subtil, s’opère. Sean et Christian sont d’abord établis en Floride. Comme New-York, la Floride est sur la côte Est. Mais, comme Los Angeles, Miami est sujette au soleil, aux palmiers et aux bimbos. Ainsi la géographie originelle de Nip/Tuck est-elle un mix entre les valeurs de l’Est et celles de l’Ouest américains. Or, dans la dernière saison en date, nos deux chirurgiens décident de rejoindre… Hollywood ! Ils accomplissent donc le dernier voyage (à noter en passant qu’en anglais, to go west est une métaphore de la mort) vers le monde de la superficialité. Que va-t-il leur arriver ?
Au fond, ces deux séries s’interrogent sur l’individu dans le monde contemporain. Impossible de reste accroché aux vieilles valeurs et aux vieilles mentalités, mais en même temps qu’il est compliqué de vivre en toute liberté et sans aucune règle, en se drapant dans le cynisme ou la distance ! Le titre de l’un des plus beaux romans de Milan Kundera, L’insoutenable légèreté de l’être, est à mon avis parfait pour exprimer cette tension extrêmement forte entre le tout et le rien.
Cela dit, littérairement parlant, c’est encore de Bret Easton Ellis que ces deux séries sont les plus proches. Hank Moody, d’ailleurs, n’est rien d’autre qu’un clone d’Ellis (ou bien encore de Jay McInerney, l’autre écrivain américain contemporain de la superficialité) mais il est un cran au-dessous puisque, depuis des années, il est "en panne" et, signe des temps, pour quand même gagner sa vie et rester tendance, il produit une sous-littérature dégradée par rapport au roman puisqu’il tient… un blog !

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