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[Note de lecture] "Silvia Baron Supervielle : une poétique du passage", par Alain Mascarou

Par Florence Trocmé

Silvia Baron Supervielle : une poétique du passage 
 
 

"Je ne peins pas l'être, je peins le passage 
(Montaigne, Essais, III, "Sur le repentir") 
 
 

Silvia Baron Supervielle 3
Distinguée par le prix Jean Arp de la Francophonie 2013, le prix Roger Caillois la même année, débutée en 1970 sous les auspices de Maurice Nadeau, l'œuvre de Silvia Baron Supervielle s'est poursuivie par la publication récente en Argentine de l'état bilingue de sa poésie complète, Al Margén/En Marge, rare exemple de retour d'une œuvre de sa langue de création, le français à la langue première de l'auteur, l'espagnol. Cette parution succède de près à un dernier recueil, Sur le fleuve, à un écrit d'inspiration autobiographique, Lettres à des photographies, et à la traduction des Poèmes d'amour de Borges, l'un des événements du dernier Salon du Livre.  
Silvia Baron Supervielle fait maintenant paraître Notes sur Thème qui peut s'aborder comme une (re)lecture de l'œuvre entier : un resserrement sur l'acte créateur, et une prise de champ par rapport à ses réalisations. De plus, cette double et contrastée exigence qui en fait un livre entre les livres, dédié au travail sur le motif, s'interroge avec les moyens de l'écriture sur ce qui, dans la création littéraire, plastique, musicale, est en alerte, en veille, "ce qu'on dépose" — le "thème", au sens étymologique —, la pierre d'attente laissée à la diligence du maître d'œuvre, musicien, architecte, poète, traducteur, le gage d'amour confié à l'œuvre (comme à la lecture, à l'écoute, à la vision) à venir. 
 
Notes sur Thème : le titre  
De la polysémie du mot "thème", on retiendra, d'après le Trésor de la Langue Française, "sujet développé dans un ouvrage", "morceau à traduire", enfin "dessin mélodique faisant le motif d'une composition musicale et objet de variations". Soit la référence à une pratique d'invention (verbale, musicale, architecturale), à partir d'une proposition (dessin, texte, plan). La technicité du terme est atténuée par la majuscule, qui lui confère un halo allégorique. Enfin, dans l'indication générique "notes", le pluriel altère la notion de "composition" liée à celle d'"ouvrage". S'énonce ainsi une double infraction, d'une part, le glissement vers la fiction, d'autre part, la réduction de l'"invention" attendue à des préliminaires. 
 
Notes sur Thème
: le plan 
En huit chapitres (le 8 symbolise pour les numérologues outre l'infini, "l'incarnation dans la matière qui devient elle-même créatrice et autonome, régissant ses propres lois") : 
1 : la sensation fugitive, incertaine, d'un double, "Thème", dont l'aura provient aussi bien de souvenirs de lectures (un café du port chez Onetti) que de peintures (le portrait imaginaire d'Esope par Velasquez), ou d'écriture (le léger danseur de La Frontière, lui-même passerelle vers une toile de Guido Reni).  
2 : "Thème" est l'objet, plus que le sujet, d'un désœuvrement passionné. Captif d'une absente (sa mère ?), sa qualité d'alter ego de l'auteur se précise par l'allusion à la pratique de l'autoportrait chez Rembrandt ou Delacroix. "Thème" appartient au pays natal, comme au lieu mental de l'auteur. 
3 : Aussi imprévisible, irréductible à une histoire que la nature, "Thème" inscrit la rêverie des origines menée par le héros d'un précédent récit, La Forme intermédiaire, au sujet de l'apparition du cheval sur le continent américain, et sa vocation de marginal réinscrit l'appel à la migration lui-même aux principes de l'œuvre, comme dans L'Or de l'incertitude
4 : Cet être de reflet, photographe qui ne développe pas ses clichés, réminiscence qui ne parvient pas à émerger, se tient définitivement hors du réel, tout en exerçant une autorité de vigie (à l'instar du "cavalier invisible" de la plaine dans L'Or ou d'Antonio, le veilleur parisien du même récit ). 
5 : Plus sombre, veilleur par défaut, "figure de nuit" à exorciser, "Thème" devient l'impossibilité de faire œuvre, la menace de rester Dans le Leurre du seuil
6 : "Thème", figure matricielle, suscite une épopée non de la fondation mais de la disparition, celle des Amérindiens, possesseurs spoliés d'une langue des signes, à la différence des Égyptiens inventeurs du "contour" qui isole leurs hiéroglyphes. 
7 : Tout à l'inverse, le regard de "Thème" sur l'auteur devient pérenne, à l'instar de celui que la peinture pose sur nous. 
8 : "Thème", c’est l'autre nom de la poétique de l'œuvre entier de Silvia Baron Supervielle : ce qui vibre dans les blancs du poème, de la toile, "en marge" du regard. 
 
"Au seuil du passage" 
Maillon dans une œuvre qui procède par reprises, au sens d'un retour sur soi qui permette l'accès à un dégagement nouveau, Notes sur Thème reprend une réflexion notée dès La ligne et l'ombre sur "le thème innommé" inscrit au verso des thèmes traités, lesquels ne sont qu'une écriture de substitution, des contre-thèmes essayés pour recourir à la perte d'un "mot de passe" dont il n'est que la promesse. "Le thème innommé" est la parole empêchée, par l'exil, la passion, l'absence d'identité, le refus des cadres, des frontières ; il est aussi la foi dans une langue, c'est-à-dire en une unité préalable, le décloisonnement des œuvres, comme des formes de l'art ou de la nature. Encore cette langue est-elle à forger, et c'est ce que tentent déjà l'écoute d'un son, l'image d'une lettre ou la contemplation d'une toile jusqu'à en voir surgir des chemins, des "passages". "Thème est au seuil du passage", énonce le nouvel ouvrage, qui reporte le lecteur au moment de reprise de cette négociation entre rupture, subie ou voulue, et transition. 
D'où une écriture double d'interférences et d'intermittences. 
Intermittence créée visuellement par les paragraphes ("passages", au sens de "parties d'un texte"), qui parfois se succèdent sans transition directe, la liaison étant établie à distance non au niveau de la section même, mais d'une section précédente : ainsi du motif de la migration des Amérindiens, qui s'interrompt pour venir quelques pages plus tard s'insérer dans l'évocation du vagabondage de "Thème". Du coup, ce montage ne relève pas d'une esthétique du cut-up : le blanc entre deux paragraphes est emblématique de cette exigence de pensée d'ouvrir "l'intervalle qui me permet de passer les frontières".  
Mais le retournement peut prendre l'aspect plus rhétorique de la métalepse (l'expression détournée), qui confère au texte cette qualité vibratile, cet effet de miroitement qui joue contre la cursivité de la lecture. Par ce biais, tel énoncé concernant "Thème" peut être déchiffré comme une définition du contrat de ce texte : "il évolue dans mes papiers allant de l'un à l'autre, liant mes personnages, mes lectures, mes paysages avec ceux d'autres artistes qui font partie de mes souvenirs", tel autre comme évocation de l'écrivain entre deux langues : "il connaît le moyen de rattacher les rivages sans nuire à l'écartement", tel autre encore comme la fonction de l'art : "quelqu'un ou quelque chose dont la compagnie est nécessaire pour réinventer le monde".  
Il y a donc bien rupture, mais au bénéfice d'un dédoublement de lecture, d'un "battement", pour reprendre une image récurrente, d'un écart par rapport à lui-même opéré par le texte. Il ne s'agit donc pas d’allégorie, comme aurait pu le laisser penser le titre, car le déchiffrement n'est ni systématique, ni explicité. Tout au contraire, la réversibilité des signes induit une fréquente substitution où se retrouvent l'élan, le vertige parfois, du change baroque, ce qu'exprime le terme d'"oscillation" souvent repris dans l'ensemble de l'œuvre de Silvia Baron Supervielle.  
De la sorte, la métalepse ainsi entendue devient l'art de l'interférence, d'un entre-deux, dont l'équivalent sensible, sinon sensuel, peut être trouvé dans telle scène mythologique de Guido Reni ou de Poussin dans le jeu entre étoffes et nudité au bénéfice d'une circulation fluide du désir. Nous ne sommes donc pas dans la raideur didactique de l'allégorie ou la clôture du symbolisme, mais bien dans la "chambre de veille" de qui trace sa route à l'écart des chemins déjà ouverts. 
  
Ce qui a nom "Thème", c'est l'expérience de la lecture, non pas comme un processus d'identification, d'accumulation, mais de soustraction, de renoncement à soi, d'ascèse : à la condition d'abdiquer de son savoir, de voir ses attentes déjouées, le lecteur atteint ce niveau quasi médiumnique où, quitte à dériver, pressentant le sens, il s'affranchit de ses laisses, pour saisir l'occasion du passage, tel le bon pilote grec en quête du poros. Et l'intensité du désir s'estime à l'aloi de la patience, à l'épreuve des obstacles. Le "passage" désigne l'activité du regard à se dessiller, à l'image de Peer Gynt se débarrassant de ses peaux successives. Il exerce l'esprit à rechercher ce suspens, ce retournement de texte au revers duquel s'inscrit le sens, quitte à inverser les signes, en l'occurrence le signe "Thème" dont l'effacement est corollaire de l'exigence d'attention, telle l'épreuve en négatif. Il revient au dépositaire, créateur ou lecteur, d'en guetter la révélation, de suivre l'émergence de traits, de ses traits de lui-même oubliés. Voir, c'est se souvenir.  
 
 
[Alain Mascarou] 
 
 
Ouvrages de Silvia Baron Supervielle cités :  
L'Or de l'incertitude, José Corti, 1990 
La Frontière, José Corti, 1995 
La Ligne et l'ombre, Seuil, 1999 
La Forme intermédiaire, Seuil, 2006 
Sur le Fleuve, Arfuyen, 2013 
Lettres à des photographies, Gallimard, 2013 
Al Margen/En marge, Adriana Hidalgo, 2013 
Notes sur Thème, Galilée, 2014 
 
L’interprétation anagogique du chiffre 8 est empruntée à ce site. 


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