Certains ateliers de mes études en Arts étaient guidés par un thème de réflexion et de réalisation plastique. Le thème de 1994 fut les machines. Une année entière à plancher sur les machines ! On se bouffait donc de l'anti-œdipe, du Deleuze et Guattari et de la machine Duchampienne… Je n'y comprenais rien. En philo, en psycho, en socio, oui, mais en machines : rien de rien.
Jusqu'alors, j'étais plutôt copine avec les machines. Depuis petite, j'en construisais imaginairement pour m'endormir, assemblant des engrenages là où d'autres comptent les moutons. Une machine, pour moi, c'est d'abord un mécanisme. Un vieux tour ou une fraiseuse. Une machine-outil, qui translate et rotationne. Une machine à coudre à pédalier. Ce sont les machines volantes de Léonard de Vinci, les rouages délicat d'une horlogerie — et non, les montres à quartz numériques ne me faisaient pas rêver : je préfère la chorégraphie des aiguilles aux chiffres des écrans digitaux. Plus grande, les matrices des degrés de liberté m'amusaient. Je m'éclatais avec les fonctions logiques. Jusqu'à ce que je croise la machine informatique et que j'apprenne à la programmer.
Célibataires et désirantes, les machines ?
Et voici qu'avec Duchamp, Deleuze et Guattari, il n'était plus question que de « machines désirantes » et/ou « célibataires ». Plus ça allait, moins je comprenais le concept de machine. Jusqu'au néant. Je crains que cette année-là n'ait définitivement grillé la zone correspondante de mon cerveau. Imaginez donc, à force de lire des choses comme ça :
« La libido, énergie de la machine, désirante, investit comme sexuelle toute différence sociale, de classe, de race, etc., soit pour garantir dans l'inconscient le mur de la différence sexuelle, soit au contraire pour faire sauter ce mur, l'abolir dans le sexe non-humain. Dans sa violence même, la machine désirante est une épreuve de tout le champ social par le désir, épreuve qui peut aussi bien tourner au triomphe du désir que de l'oppression du désir. »
— Gilles Deleuze et Félix Guattari, L'Anti-Œdipe. Capitalisme et schizophrénie, Paris, Éditions de Minuit, 1972
J'étais plus copine avec Socrate qu'avec Platon, avec Freud qu'avec Lacan, avec Descartes qu'avec Pascal, avec Kant qu'avec Hegel et — sans grand rapport — avec Yaguello qu'avec Saussure. Artaud me distrayait, Lévi-Strauss me faisait planer, Nietzsche m'agaçait, mais Deleuze et Guattari…
Plus je les lisais, plus je me disais que ces deux-là se tripotaient sévèrement la nouille. Voire qu'un truc clochait chez eux. Ou était-ce mon prof, cet énigmatique qui portait le nom d'un élément chimique lourd, qui déconnait, induisant cette mal-compréhension du sujet ? Car je n'ai jamais su ce qu'il entendait par « machine » ni compris ce qu'il attendait de nous par là.
Je dessinais joyeusement des schémas logiques enluminés, des engrenages, avec des Shadoks. J'assemblais minutieusement de petits objets hétéroclites et chargés de sens, en d'improbables mécanismes. J'ai même construit des machines symboliques : une machine-sanctuaire et autres machins ésotériques. Je ne récoltais que des notes médiocres. Je n'y comprenais manifestement rien. Recalée en machines. Moi qui en avais tant construit et qui avais appris leur langage !
Fantasmes entre mecs, même
Je n'ai donc jamais compris les « machines célibataires », expression dont Marcel Duchamp est l'inventeur, initialement pour désigner la partie inférieure de son grand œuvre, « Le Grand Verre », dont le titre original est « La Mariée mise à nu par ses célibataires, même ». Mouais. Même. Tout ce que j'y voyais c'était, non pas une machine mais, entre voyeurisme et effeuillage, la énième représentation d'un désir, toujours le même, celui masculin hétérosexuel, celui de mater de la meuf à poil. Le fait est qu'au début du siècle dernier, c'est peut-être bien cela qui faisait bander Marcel : une mariée fantasmée en femme fatale, objet de désir inaccessible. Frustré et compliqué, le père Duchamp !
Une mariée ? mise à nue ? par plusieurs ? pour quoi faire ? Cette mascarade serait-elle un début de partouze, de gang bang, de tournante ? Étrangement les analyses de l'œuvre éludent toujours cela, que la scène évoque pourtant. Comme si ce scénario érotique était d'une évidence telle qu'il n'entrait même pas dans le champ des considérations. Évidence ? dans un cerveau masculin, peut-être, mais pas dans le mien.
Inspiré par Duchamp et sa mariée (réalisée entre 1915 et 1923, car il y passa des années), l'écrivain Michel Carrouges, se mit à voir des machines célibataires partout, flirtant avec le mythe du Golem et la peur des machines. Le mythe des machines célibataires signifie l'empire simultanéité du machinisme et du monde de la terreur
écrivait-il (1954). Rien que ça…
À sa suite, Deleuze et Guattari en rajoutèrent une louche avec L'Anti-Œdipe (1972) et Mille Plateaux (1980), textes techniques et savants où les termes « machine » et « machinerie » reviennent souvent, avec une débauche d'épithètes anthropomorphistes les qualifiant de « désirante », de « despotique barbare », etc. Pour eux, pour une machine célibataire l'essentiel est l'établissement d'une surface enchantée d'inscription ou d'enregistrement qui s'attribue toutes les forces productives et les organes de production, et qui agit comme quasi-cause en leur communiquant le mouvement apparent
.
Que de complexité, d'obscurantisme, commente plus récemment Rémy Geindreau, pour un mythe dont les fils sont aujourd'hui aussi clairs que de l'eau de source : cyborg, automates, homme-machines, machines de guerre, fuck machine, etc.
Pfff… Est-ce qui explique la fascination pour les robots humanoïdes, le transhumanisme, et qu'aujourd'hui des hommes rêvent sérieusement de relation, sexuelle et même amoureuse, avec une créature artificielle, comme le montrent certaines œuvres de fiction ?
Déçue, la mariée se rhabilla
Malgré ma curiosité en arts, puis malgré mes efforts d'étudiante, je n'ai jamais réussi à partager la fascination de mes pères pour l'œuvre de Duchamp. Des années durant, j'en ai bouffé, du ready-made, du jeu de mot duchampien [1], du sous-entendu érotique… Masturbation intellectuelle et entrecouillisme tacite. D'un ennui faramineux. Même. Je me sentis quelque peu réconfortée quand, « Déçue, la mariée se rhabilla » [2], par l'entremise de Sylvie Blocher, artiste dont je rejoignis ensuite l'atelier, ce qui est une autre histoire.
Reste que j'ai mon trauma D&G; qui se réveille épisodiquement, comme un vieux zona qui démange, et je me demande encore parfois ce qui, des machines, m'échappe pour tant ignorer de leur statut marital et de leur sexualité. Si de Marcel, père du post-modernisme, lasse, je n'attends même plus la mise à mort — dont c'est aujourd'hui l'anniversaire comme le rappelle le Centre Pompidou qui consacre encore une exposition à ce qu'il considère être l'une des figures les plus emblématiques de l'art du 20ème siècle
, rien de moins —, je reste coite quand il est fait référence à Gilles et Félix, affichant, en tant qu'ancienne lectrice, une connivence réflexe mais somme toute très mitigée, restant à l'affût de la critique raisonnée qui permettra de tourner ces pages.
En attendant, si je ne rêve plus de petites roues dentées, je continue de parler aux machines et ça ne me pose pas de problème existentiel. Celles-ci m'inquiètent moins que mes pères suscités et les mythes par eux engendrés. Les machines ne sont que des machines. Contrairement aux fantasmes, eux aussi engendrés par l'esprit humain, elles ne sont ni désirantes, ni délirantes, ni dévorantes, ni… Et je n'oublie pas de jouir de vivre car, comme le rappelle simplement Baudrillard, ce qui distinguera toujours le fonctionnement de l'homme et celui des machines, même les plus intelligentes, c'est l'ivresse de fonctionner, le plaisir.
Tranquille. Même.
- Michel Carrouges et son mythe, les machines célibataires, par Rémy Geindreau, 2014
- Les Machines Célibataires (théorie et pratique de), grille pour un monde poëtiquement correct, Pierre Berloquin, Les Chroniques de l'Hypermonde, 1995
- Marcel Duchamp : tuer le père, par Olivier Amiel, 2013
- Déçue, la mariée se rhabilla, dans les collections du musée d'art moderne, par Sylvie Blocher, 2010
- Le Xerox et l'infini, par Jean Baudrillard, 1987
[1] Pour exemple, L.H.O.O.Q. est une œuvre de Duchamp, parodiant La Joconde et dont le titre est un allographe que l'on peut ainsi prononcer : « elle a chaud au cul ».
[2] Suite au manifeste « Déçue, la mariée se rhabilla » en 1991, Sylvie Blocher lance le concept ULA (Universal Local Art) qui tente de « repenser une modernité autoritaire sous l'angle de l'altérité » et commence la série vidéo des « Living Pictures » (2002), dans laquelle l'artiste invite des individus à répondre, face à la caméra, à différentes questions simples qui nous renvoient à des interrogations existentielles.