Dimanche prochain, le Parti des Travailleurs (PT) pourrait voir sa domination sur la vie politique brésilienne remise en cause pour la première fois depuis 2002. La présidente Dilma Roussef, héritière de Lula à la tête du pays, est en effet en position incertaine à quelques jours du scrutin. Une situation qui s’explique par son bilan contesté, et surtout par l’usure du pouvoir d’un parti dont la gestion prudente l’a peu à peu coupé de l’électorat populaire du Nord et du Nordeste du pays.
Un bilan social contesté
Après plusieurs années de croissance insolente qui ont fait du Brésil la 6ème puissance du monde, l’économie du pays est à la traîne depuis 2011 : entre 1% et 2,5% de croissance annuelle ces dernières années. Le pays est même entré en récession au début de l’année 2014. Quant au niveau de l’inflation, éternel problème brésilien, il reste structurellement situé au-dessus de la barre des 7%. Surtout, si plus d’une décennie de pouvoir a permis au Parti des Travailleurs de lutter contre la pauvreté grâce à d’ambitieux programmes sociaux (comme les Bourses Familiales ou le programme Faim Zéro), environ 10% de la population brésilienne reste bloquée sous le seuil de pauvreté, un chiffre stable depuis plusieurs années. Sans compter que les inégalités sociales vont grandissantes avec le développement d’une élite pleinement ancrée dans la mondialisation.
Dans ce contexte, la perception par les Brésiliens de la situation économique est nettement moins positive qu’il y a quelques années : 38% des Brésiliens pensent que le chômage va augmenter dans les prochains mois, alors qu’ils n’étaient que 24% de cet avis fin 2010, au moment de l’arrivée au pouvoir de Dilma1 au pouvoir. Ils ne sont plus que 31% à estimer que leur pouvoir d’achat va augmenter dans un proche avenir, alors que ce chiffre atteignait 46% il y a quatre ans. Enfin, 52% jugent que l’inflation va augmenter, soit une hausse de 18 points par rapport à fin 2010. Plus globalement, les jugements sur la situation économique du pays se sont profondément dégradés depuis l’entrée en fonction de Dilma. Au début de son mandat, plus de 60% des Brésiliens estimaient que l’économie brésilienne se portait bien. Désormais, ce sont entre 20% et 30% des sondés qui partagent cet avis (cf. graphique 1), avec des niveaux encore plus bas parmi l’électorat traditionnel du PT (catégories populaires, habitants du Nord et du Nordeste).
Graphique 1 – La part de Brésiliens jugeant que la situation économique du pays est bonne
Source : IPSOS Global AdvisorCette situation économique dégradée a peu à peu détourné du PT son électorat populaire, avec pour point d’orgue les manifestations de juin 2013. Revendiquant la suppression de hausses des prix dans les transports publics, l’amélioration du système scolaire et du système de santé et la diminution des sommes allouées à l’organisation de la coupe du Monde au profit du pouvoir d’achat des classes moyennes et populaires, les cortèges ont réuni jusqu’à deux millions de manifestants dans les grandes villes du pays.
Ce mouvement social a entrainé un effondrement de la satisfaction envers la présidente. Alors qu’au printemps 2013, les deux tiers des Brésiliens jugeaient positivement l’action de Dilma (le plus haut niveau depuis son entrée en fonction), ce chiffre est tombé à environ 30% dans la foulée du mouvement social. Malgré une légère remontée par la suite, environ 30% à 35% des sondés portent aujourd’hui un jugement positif sur l’action de la présidente, contre 25% à 30% qui portent un jugement négatif (cf. graphique 2). Une cote de popularité qui, si elle ferait pâlir d’envie François Hollande, n’en reste pas moins la plus basse au Brésil depuis le second mandat du président Fernando Henrique Cardoso (1999-2003). C’est donc sans surprise que 40% des personnes interrogées estiment que le gouvernement de Dilma est moins bon que celui de Lula, seuls 13% le jugeant meilleur.
Graphique 2 – Le jugement sur l’action de Dilma Roussef
Sources : Datafolha, IbopeDans le détail, c’est surtout la gestion du gouvernement en matière de santé (74% de mécontents), de fiscalité (73%), de lutte contre l’insécurité (71%) et de lutte contre la l’inflation (68%) qui cristallisent le mécontentement des Brésiliens. Les jugements sont plus partagés à propos de la politique d’éducation (57% de mécontents, 39% de satisfaits), de la lutte contre le chômage (53% de mécontents, 41% de satisfaits), de la protection de l’environnement 48% de mécontents, 39% de satisfaits) et de la lutte contre la pauvreté (50% de satisfaits, 46% de mécontents).
Trois candidats principaux soutenus par des coalitions hétéroclites
Dans ce contexte, si l’opposition à la réélection de Dilma est forte, elle n’est pas portée par un parti, mais plutôt par des individus. La vie politique brésilienne est en effet caractérisée par une quasi absence de clivage entre des partis très nombreux et dont la structure idéologique est généralement faible, voire inexistante. A tel point qu’un terme – los fisiológicos – est employé pour décrire ces formations ou ces responsables politiques malléables, dont l’idéologie varie selon l’environnement politique, la coalition dont ils font partie, les sondages, etc. Un grand nombre de partis brésiliens sont donc composés d’élus locaux aux idées et aux programmes très différents, qui se servent de la structure des partis (militants, fonds) pour gagner les élections.
Deux candidats à la tête de coalitions très hétéroclites, pourraient ainsi contrecarrer la réélection de Dilma :
- Marina Silva, qui a remplacé le candidat du Parti Socialiste Brésilien (PSB) Eduardo Campos, décédé dans un accident d’avion le 13 août, partage de nombreux points communs avec la présidente sortante : le militantisme au PT, l’opposition à la dictature militaire dans les années 1970-1980, la participation au premier gouvernement de Lula… Mais, notamment à cause de son opposition au développement de centrales électriques en Amazonie, Marina quitte le gouvernement en 2008, puis le PT en 2009 et se présente sous l’étiquette des Verts aux élections présidentielles de 2010, raflant 19% des voix et empêchant Dilma d’être élue dès le premier tour. Désormais membre du PSB, elle se présente pourtant avec un programme visant avant tout à séduire les électeurs de droite opposés à la présidente sortante, avec notamment un fort accent mis sur la rigueur budgétaire. Cette évangélique est aussi très conservatrice sur les sujets de société : son opposition à l’avortement et la polémique soulevée par son refus de soutenir le mariage gay, pourtant défendu par son parti, ont été abondamment discutées pendant la campagne. Marina souhaite aussi rompre avec la politique sociale des années Lula et Dilma, jugée timorée et gestionnaire, en amplifiant les programmes sociaux et en investissant massivement dans l’éducation – un moyen d’attirer l’électorat populaire déçu par le PT. Pour autant, les tentatives de la candidate d’utiliser son identité afin d’attirer le vote noir (8% des Brésiliens) ou métis (43%) ne rencontre qu’un succès mitigé, le PT restant très bien implante au sein des minorités raciales. En dehors du PSB, sa candidature est soutenue par de nombreux petits partis en théorie chrétiens-sociaux, libéraux, socialistes ou centristes mais en réalité sans véritable contenu idéologique et attirés par l’accès aux ressources de l’État.
- Plus au centre de l’échiquier politique, Aécio Neves, ancien gouverneur puis sénateur du riche État du Minas Gerais, se présente sous l’étiquette du Parti de la Social-Démocratie Brésilienne (PSDB). Fondé en 1988 au sortir de la dictature militaire (1964-1985), le parti était à l’origine soutenu par les classes moyennes urbaines et progressistes, qui ont notamment conduit au pouvoir le président Fernando Henrique Cardoso (1995-2003). Toutefois, le PSDB a peu à peu été rejeté à droite par son opposition au PT. Aécio mène donc une campagne très centriste, basée sur son image de gestionnaire efficace, partisan d’une sorte de « troisième voie » à la brésilienne. Son programme propose notamment de simplifier le système d’imposition, de faciliter l’investissement ou de diminuer la bureaucratie afin de favoriser la reprise économique, tout en maintenant les programmes sociaux du PT. Plusieurs barons locaux sociaux-démocrates restent toutefois très opposés à Aécio, qui a souvent fait passer son ambition personnelle avant les intérêts de son parti dans le passé. En dehors du PSDB, sa candidature est notamment soutenue par les Démocrates (DEM), un vieux parti clientéliste et conservateur ancré dans le Nordeste, qui depuis une dizaine d’années a pris un tournant libéral prononcé, visant à attirer les classes moyennes des grandes villes. Il est aussi soutenu par le Parti Travailliste Brésilien (PTB), qui n’a plus grand-chose à voir avec la formation de gauche nationaliste de l’ancien président Getúlio Vargas (1930-1945, 1951-1954). Enfin, une myriade de petits partis clientélistes ont apporté leur soutien à Aécio.
- Face à ces deux adversaires, la présidente sortante a longtemps été en tête des sondages. Elle a donc mené une campagne prudente, promouvant la lutte contre l’inflation et la modernisation de l’industrie brésilienne, tout en promettant une extension des grands programmes sociaux adoptés sous Lula. Toutefois, l’irruption dans la campagne de Marina l’a forcée à adopter une rhétorique plus à gauche et plus populiste, afin de conserver un électorat populaire tenté par cette alternative. Dilma se présente avec comme colistier Michel Temer, du Parti du Mouvement Démocratique Brésilien (PMDB). Plus grand parti du Brésil à la Chambre des députés, au Sénat et en termes d’élus locaux, le PMDB représente la quintessence de ces partis sans idéologie, aux alliances fluctuantes dans le temps et l’espace et dont les différents leaders s’adressent à des clientèles locales variées et parfois concurrentes selon les régions du pays. D’autres partis soutiennent la présidente sortante, certains nominalement de droite voire très conservateurs, d’autres plus à gauche voire communistes, mais tous ont surtout en commun de mettre l’idéologie au second plan pour bénéficier de leur appartenance à la majorité au pouvoir.
La dynamique freinée de la campagne de Marina Silva
La dynamique enclenchée fin août par l’annonce de la candidature de Marina a considérablement handicapé la campagne de Dilma, jusque-là confortablement installée en tête des sondages. Début septembre, la candidate du PSB se hissait même à égalité avec la présidente sortante avec environ 35% des intentions de vote chacune, signe de la profonde demande de renouvellement dans l’électorat (cf. graphique 3).
Graphique 3 – Les intentions de vote pour le 1er tour
Sources : Datafolha, Ibope, Vox PopuliToutefois, les attaques violentes de Dilma et Aécio sur le manque d’expérience et de cohérence de Marina Silva, la défection de plusieurs barons locaux du PSB, la mise en branle des puissantes machines électorales du PT et du PSDB et les faiblesses d’un programme imprécis ont affaibli la dynamique de la candidate socialiste. Les électorats traditionnels du PT (catégories populaires, habitants du Nordeste et du Nord), un temps attirés par Marina Silva, sont peu à peu retournés dans le giron de Dilma. Parallèlement, Aécio a aussi progressé aux dépends de la candidate du PSB dans ses fiefs du Sud et du Sudeste et parmi les catégories supérieures (cf. tableau 1). Conséquence, avec 24% à 27% des voix selon les derniers sondages, Marina se situe désormais loin derrière la présidente sortante, qui pourrait atteindre la barre des 40%, tandis qu’Aécio progresse légèrement, avec environ 20% des intentions de vote. A tel point que la perspective d’un second tour entre Dilma et Aécio ne semble plus totalement écartée.
Tableau 1 – L’évolution des intentions de vote entre début septembre et début octobre dans les électorats clefs
Sources : DatafolhaDilma Roussef est désormais favorite pour sa réélection
Dilma a également repris l’avantage dans les dernières intentions de vote pour le second tour, avec entre 4 et 8 points d’avance sur Marina (cf. graphique 4). Une évolution qui s’explique notamment par des reports de plus en plus mauvais des électeurs d’Aécio sur la candidate du PSB : 55% se reporteraient en faveur de Marina aujourd’hui (-10 points par rapport à début septembre), alors que Dilma recevrait désormais un quart des voix des électeurs du PSDB (+8 points). Si elles lui ont permis de consolider son socle au premier tour, les attaques d’Aécio sur l’inexpérience et le programme de Marina handicapent donc cette dernière au second tour.
Graphique 4 – Les intentions de vote pour le 2nd tour entre Dilma Rousseff et Marina Silva
Sources : Datafolha, Ibope, Vox PopuliCette chute dans les sondages de second tour de Marina la rapproche désormais des scores obtenus tout au long de la campagne par Aécio, qui n’a jamais réussi à prendre l’ascendant dans l’hypothèse d’un duel l’opposant à la présidente sortante (cf. graphique 5). Dilma devancerait ces deux adversaires de 8 à 9 points dans le dernier sondage de la campagne. Cette situation pourrait amplifier la chute des intentions de vote au premier tour en faveur de Marina, qui a un temps bénéficié du vote tactique d’électeurs opposés à Dilma et considérant la candidate du PSB comme la plus à même d’empêcher la réélection de la présidente sortante. La perspective de voir Dilma battue par Marina au second tour s’éloignant, les électeurs plus séduits par la programme d’Aécio pourraient voter en sa faveur sans regrets. Ainsi, Marina ne bénéficie plus que de 44% des voix des électeurs jugeant que le bilan de Dilma est mauvais, soit une chute de 8 points par rapport à début septembre. En revanche, Aecio obtiendrait désormais 36% des suffrages de ces électeurs mécontents (+10 pts), contre 36% (+10 points) pour Aécio.
Graphique 5 – L’évolution de l’avance de Dilma Rousseff sur ses deux adversaires au 2nd tour
Sources : Datafolha, Ibope, Vox Populi
Bien que la candidature surprise de Marina Silva ait bousculé la campagne pour l’élection présidentielle, la réélection de la présidente sortante semble donc aujourd’hui le scénario le plus probable. Toutefois, ces derniers mois ont montré d’inquiétants craquements au sein de l’électorat du Parti des Travailleurs. Ce seront donc plus les divisons de l’opposition que la mise en avant de son bilan qui devraient permettre à Dilma Rousseff de se maintenir au pouvoir. En attendant 2018, et le possible retour sur la scène politique de Lula ?
- Puisque les Brésiliens appellent généralement leurs responsables politique par leur prénom, on a adopté ici cette sympathique habitude. [Revenir]