Certes, le décret du 16 avril comporte des limites : voté en fin de séance sans débat, il respecte encore la propriété privée, ne concerne pas les grandes entreprises, mais il remet de fait en cause le pouvoir du capital dans la gestion, C’est un « décret de principe » 5, il ouvre la voie au pouvoir de collectifs de travailleurs organisés en coopératives, chambres syndicales.
« A moins de vouloir tout ramener à un Etat centralisateur et autoritaire qui nommerait les directeurs d’usine, de manufactures, lesquels nommeraient à leur tour les sous-directeurs, contremaîtres, etc., et arriver ainsi à une organisation hiérarchique de haut en bas du travail, dans lequel le travailleur ne serait plus qu’un engrenage inconscient, sans liberté ni initiative, à moins de cela nous sommes forcés d’admettre que les travailleurs eux-mêmes doivent avoir la libre disposition, la possession de leur travail. » (Eugène Varlin)
Suivons les considérants de ce « décret de principe » !
Michel Peyret
16 avril 1871, un « décret de principe » de la Commune
Par Robi Morder, publié le 17 avril 2014
« La révolution du 18 mars aurait plus fait pour les travailleurs que jusqu’alors toutes les assemblées bourgeoises de la France depuis le 5 mai 17891».
C’est le lundi 17 avril 1871 que parait au Journal officiel de la République française édité par la Commune de Paris le « Décret de convocation des chambre syndicales ouvrières », adopté à l’unanimité (moins une voix) par la Commune de Paris lors de sa séance du 16 avril.
« La Commune de Paris,
Considérant qu’une quantité d’ateliers ont été abandonnés par ceux qui les dirigeaient afin d’échapper aux obligations civiques et sans tenir compte des intérêts des travailleurs ;
Considérant que par suite de ce lâche abandon, de nombreux travaux essentiels à la vie communale se trouvent interrompus, l’existence des travailleurs compromise
DECRETE
Les chambres syndicales ouvrières sont convoquées à l’effet d’instituer une commission d’enquête ayant pour but :
1.De dresser une statistique des ateliers abandonnés, ainsi qu’un inventaire de l’état dans lesquels ils se trouvent et des instruments de travail qu’ils renferment.
2.De présenter un rapport établissant les conditions pratiques de la prompte mise en exploitation de ces ateliers non plus par les déserteurs qui les ont abandonnés mais par l’association coopérative des ouvriers qui y étaient employés.
3. D’élaborer un projet de constitution de ces sociétés coopératives ouvrières.
4. De constituer un jury arbitral qui devra statuer au retour desdits patrons, sur les conditions de la cession définitive des ateliers aux sociétés ouvrières et sur la quotité de l’indemnité qu’auront à payer les sociétés aux patrons.
Cette commission d’enquête devra adresser son rapport à la commission communale du Travail et de l’Echange, qui sera tenue de présenter à la Commune, dans le plus bref délai, le projet de décret donnant satisfaction aux intérêts de la Commune et des travailleurs. »
La situation est grave : sur 600 000 ouvriers parisiens enregistrés comme salariés chez les petits patrons, seuls 114 000 ont un travail 2. Dès le 5 avril la Commune avait créée des bureaux pour « grouper les offres et les demandes concernant l’industrie et le commerce», mais cela demeurait évidemment insuffisant, tant « l’offre » était affaiblie par l’abandon des entreprises par leurs propriétaires. Il y avait un précédent, du moins en termes de proposition : en octobre 1870 un projet prévoyait l’expropriation des ateliers et usines fabriquant des munitions, et qu’une fois la paix revenue, ils devraient être « confiés à des associations ouvrières » (qui les paieraientt au fur et à mesure à la Nation par des annuités prélevées sur le bénéfice). Cette idée avait été rejetée par le gouvernement de la défense nationale.
Après la révolution du 18 mars, c’est cette fois sur proposition de la Commission du Travail – Industrie – Echanges, composée essentiellement des socialistes révolutionnaires Malon, Frankel, Theisz, Dupont, Avrial, Loiseau, Pinson, Eugène Girardin, Puget, que ce décret - dont l’initiative en revient à l’ouvrier Avrial, est adopté.
C’est donc d’abord une enquête statistique qui est décidée, à charge pour les chambres syndicales ouvrières de la mener. La délégation met huit jours à se constituer, elle se réunit dans un local du ministère des Travaux publics. En réalité, il faut plus d’un mois. pour que la commission soit véritablement à pied d’œuvre, la deuxième réunion se tenant le 18 mai. Ouverte à toutes les corporations, syndicats, sociétés de crédit mutuel, elle rassemble 42 associations ouvrières de production et 34 chambres syndicales.
La Commission du Travail avait également démontré que dans les marchés de l’intendance (marchés publics) beaucoup d’entreprises privées arrivaient à conclure avec des bas prix qui en réalité « pèsent sur la main d’œuvre et non sur les bénéfices des entrepreneurs qui soumissionnent ». Dans le 18ème arrondissement, la corporation des ouvriers selliers demande « qu’au lieu de livrer le travail de la sellerie à des exploiteurs […] on le donne aux ouvriers eux-mêmes qui pourraient se constituer en associations ». La commission reçoit la double mission de réviser les marchés conclus et de donner la préférence, dans les contrats ultérieurs, aux associations ouvrières.
Les associations ouvrières de production, avaient connu un fort développement à la fin du second empire, puis dépéri avec la guerre et le siège. Il existait une cinquantaine de coopératives – de production, de consommation – dans Paris en 1870 3. Elles trouvent leurs racines autour de 1830, et avaient comme objectif non de déposséder les patrons, mais de les « ruiner » par le simple jeu de la concurrence. Le décret du 16 avril 1871 va bien plus loin, puisque s’il respecte encore la propriété privée, il visait néanmoins selon les termes de Lissagaray à restituer « à la masse dépossédée la propriété de son travail ».
Les entreprises importantes ne furent pas touchées. Certaines, comme les usines Cail, se protégeaient en travaillant (entre autres) pour la Commune. Le projet de décret de Vésinier, du 4 mai, concernait ces grandes entreprises, prévoyant une « réquisition après inventaire et indemnité ultérieure fixée par des experts de tous les grands ateliers des monopoleurs, de leurs outils, machines, matières premières […] Cession provisoire de ces ateliers aux associations ouvrières qui en feront la demande » avec « l’ouverture d’un crédit nécessaire à ces associations ». Il ne fut pas discuté.
Des ateliers coopératifs sont également un projet que Frankel et la Commission présentent le 6 mai afin de donner aux femmes du travail à domicile. L’union des femmes pour la défense de Paris et de soins aux blessés – dont Elisabeth Dimitrieff était la présidente – avait remis une pétition quelques jours auparavant allant en ce sens, prônant « l’anéantissement de toute concurrence entre travailleurs des deux sexes », ainsi que « le développement général des associations productives ». L’union demande sa part dans la réalisation du projet, avec des comités de quartier pour recenser les chômeuses comme les ateliers abandonnés. A noter que le système adopté (coopératives de travailleuses à domicile intermédiaire entre les ateliers et les femmes) demeure conforme aux préjugés de l’époque hostile au travail collectif des femmes 4
La Commune est confrontée à de multiples questions, et surtout à celle de sa survie face à la contre-révolution versaillaise. Le temps lui a manqué pour mettre en œuvre ses décisions. Toutefois, selon Jacques Rougerie qui en a fait le dénombrement, il y a eu une dizaine d’ateliers confisqués, en premier ceux intéressant la défense militaire. On dispose pour ce qui concerne l’atelier d’armes du Louvre, d’un règlement intérieur adopté le 3 mai à la suite d’un différend entre le directeur (pourtant nommé par la Commune) et les salariés, règlement qui est publié au Journal officiel du 21 mai.
Certes, le décret du 16 avril comporte des limites : voté en fin de séance sans débat, il respecte encore la propriété privée, ne concerne pas les grandes entreprises, mais il remet de fait en cause le pouvoir du capital dans la gestion, C’est un « décret de principe » 5, il ouvre la voie au pouvoir de collectifs de travailleurs organisés en coopératives, chambres syndicales.
« A moins de vouloir tout ramener à un Etat centralisateur et autoritaire qui nommerait les directeurs d’usine, de manufactures, lesquels nommeraient à leur tour les sous-directeurs, contremaîtres, etc., et arriver ainsi à une organisation hiérarchique de haut en bas du travail, dans lequel le travailleur ne serait plus qu’un engrenage inconscient, sans liberté ni initiative, à moins de cela nous sommes forcés d’admettre que les travailleurs eux-mêmes doivent avoir la libre disposition, la possession de leur travail. » (Eugène Varlin)
Notes:
1-PO Lissagaray, Histoire de la Commune de 1871, Maspero, 1976. ↩
2-La revue des deux mondes, 15 mai 1871. ↩
3-Bernard Noël, Dictionnaire de la Commune, Mémoire du Livre, 2001. ↩
4-Jacques Rougerie, Paris libre, 1871, Paris, Le Seuil, 1971, a mené une enquête précise, voir notamment les pages 173 à 193, « La Commune, gouvernement socialiste » ; dans La grande histoire de la Commune, de Georges Soria au Livre Club Diderot, Paris, 1970, l’auteur consacre également des développements à ce sujet, pages 189 à 200. Voir aussi Jean-Pierre Gouzy, Bernard Voyenne, Arnaud Marc Lipiansky, « La Commune de Paris », Volonté anarchiste N° 28, 1985 ↩
5-Arthur Arnould dans Histoire politique et parlementaire de la Commune de Paris, (Lyon, Jacques Marie et associés éditeurs, Lyon 1981) distingue trois types de décrets : « d’actualité », « de principe », « de combat » ↩
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