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Détruire l'Etat et le monde marchand

Par Alaindependant

Pourtant, la réflexion des deux universitaires évoque Claude Lefort et se rapproche de la (deuxième) gauche du capital. Pour cette mouvance, la contestation doit se contenter d’améliorer la démocratie pour devenir une « société civile » qui accompagne la représentation politique. En France, le syndicalisme de transformation sociale (Solidaires, CNT, Alternative libertaire) incarne cette dérive. Selon cette démarche, les mouvements de contestation doivent se contenter de faire pression, d’influencer les politiques publiques, d’arracher des droits et des revendications. Les luttes doivent permettre d’obtenir un aménagement du capitalisme à travers des contre-pouvoirs pour aiguillonner l’Etat social.

Au contraire, les assemblées et les mouvements de lutte se doivent d’expérimenter une nouvelle forme d’organisation pour détruire l’Etat et le remplacer. Le seul débouché politique aux mouvements sociaux, c’est la destruction du monde marchand par les assemblées, comités de grève, conseils de quartiers et autres organisations inventées par l’auto-organisation des luttes.

Approfondissons la connaissance de ces alternatives.

Michel Peyret

Les nouvelles formes de lutte

Publié le 29 Septembre 2014

Depuis 2011, des mouvements populaires attaquent le règne des politiciens et de la marchandise. De nouvelles formes de luttes expriment une démarche commune.

Un nouvel esprit de contestation se développe. Des pays arabes jusqu’au Brésil, en passant par le mouvement du 15-M en Espagne et le mouvement d’occupation des places, des soulèvements populaires refusent la rationalité économique et l’emprise des détenteurs du pouvoir sur leur vie. Albert Ogien et Sandra Laugier ont déjà évoqué les mouvements de désobéissance civile. Ils se penchent désormais sur les mouvements de masse qui éclatent à l’échelle internationale, dans un nouveau livre intitulé Le principe démocratie

Tous ces mouvements réclament la démocratie, un terme qui renvoie à une forme vide de sens. État de droit, liberté d’expression, contrôle des gouvernants, État social ou épanouissement individuel : la démocratie renvoie à diverses revendications. Même la lutte contre l’exploitation et l’aliénation semble remplacée par la promotion de la démocratie.

Nouveaux mouvements sociaux

La vague de révolte éclate en Tunisie en 2011, avant de se propager dans de nombreux pays arabes. Ensuite, des occupations de place permettent d’expérimenter de nouvelles manières de vivre et de débattre. Ce mouvement se diffuse en Espagne, en Grèce et aux États-Unis. De nombreuses luttes éclatent à travers le monde, notamment au Québec. Les conséquences de la crise économique et les mesures d’austérité en Europe attisent la colère.

Les occupations de place rejettent la démocratie représentative, mais ne tentent pas d’imposer une nouvelle organisation politique. La lutte doit permettre de reprendre le contrôle de nos vies. La démocratie réelle doit « permettre que la capacité de chaque individu à jouir pleinement de son autonomie de décision s’exerce dans tous les aspects de ses activités quotidiennes », décrivent Albert Ogien et Sandra Laugier. Mais cette forme d’horizontalité politique se doit de perturber la reconduction de la hiérarchie instituée à travers la puissance des États.

Ces mouvements de lutte semblent échouer car ils n’ont pas renversé le cours de l’histoire et accomplit leurs projets utopiques. Mais ces résistances ne sont pas sans effets. Des politiques publiques sont abandonnées ou ralenties. Surtout, des individus se regroupent et s’organisent sans hiérarchies, ce qui peut permettre d’expérimenter de nouvelles formes politiques. Ces mouvements refusent les dirigeants, les partis et les programmes. Ils réunissent simplement des individus révoltés et luttent contre la récupération politicienne.

L’inventivité et les nouvelles formes de lutte, qui s’observent au-delà des frontières, traduisent un nouveau rapport à la politique. Les manifestants qui réclament une "démocratie réelle" considèrent la démocratie non pas comme un simple régime politique mais surtout comme un principe. Avant de changer la société, ces mouvements veulent changer les pratiques politiques. La démocratie n’est plus un ordre à défendre, mais une utopie à atteindre.

Les nouveaux mouvements s’attachent à transformer les relations sociales selon des principes égalitaires. Chacun doit pouvoir s’exprimer et doit être considéré dans la prise de décision. La répartition des tâches et des fonctions doit s’affranchir des dominations sociales, intellectuelles ou de genre.

Nouvelles formes politiques

Au-delà des différences entre les différents pays, les nouveaux mouvements de révolte présentent des caractéristiques communes. Ils s’appuient sur une émotion comme l’exaspération et la colère. Au contraire, les syndicats et les partis insistent sur l’organisation patiemment encadrée par les militants et l’adhésion à un programme. Ces mouvements semblent portés par une jeunesse privée d’avenir et de perspectives, mais souvent diplômée. Ils procèdent d’une même idée : le soulèvement du « peuple » contre la répression, l’humiliation, l’accaparement du pouvoir et des richesses par une minorité. C’est ce même « peuple » qui doit lui-même créer sa propre organisation politique.

Mais, pour les intellectuels et commentateurs, ces mouvements ne proposent aucun débouché politique en termes de programme. Au contraire, Miguel Abensour évoque le concept de « démocratie sauvage » qui renvoie à un refus de la soumission à l’ordre établi. La lutte sociale doit alimenter une contestation permanente. Mais Abensour évoque Lefort, un imposteur pour lequel les luttes doivent contribuer à améliorer la démocratie, avec de nouveaux droits, et non pas à la remettre en cause. Cette ambiguïté traverse la notion de démocratie, un concept inopérant et usé à force d’être employé à toutes les sauces. Les mouvements de lutte proposent surtout une politique en acte, qui ne repose pas sur un savoir mais sur une pratique.

La politique semble se réduire à la sphère institutionnelle et à l’exercice ou la conquête du pouvoir par des professionnels de la politique. Mais le « peuple » peut également faire irruption sur la scène publique et même exprimer un « savoir politique ». Tous les individus ordinaires qui vivent dans une société d’État peuvent développer un savoir politique et exprimer leurs droits. La politique peut renvoyer aux élections et au système représentatif mais peut aussi prendre consistance à travers l’actualisation des principes d’égalité et d’autonomie dans le quotidien des relations sociales, dans les entreprises, dans les villes. Le mouvement des occupations de place tente de construire de nouvelles relations humaines, horizontales et égalitaires, mais doit également s’attaquer aux institutions pour changer la société.

Faillite des intellectuels

Des intellectuels tentent de théoriser les mouvements de lutte actuels.

Alain Badiou, de tradition maoïste et marxiste-léniniste, estime qu’une action devient politique uniquement si elle s’inscrit dans un projet d’émancipation collective. Les dominés doivent alors se soumettre à des organisations pour sortir de l’asservissement. Le philosophe dénonce le "mouvementisme" qu’il réduit à des actions immédiates et aux collectifs séparés (femmes, homosexuels, écologie). Mais il révèle le visage hideux de la bureaucratie lorsqu’il dénonce les luttes qui prennent la forme « du droit de dire ce qu’on veut dans les assemblées, d’une méfiance envers toute autorité, du mythe de la base contre le sommet ». Pour le philosophe maoïste, grassement rémunéré par la bourgeoisie pour ses cours à l’École Normale Supérieure, c’est une avant-garde d’intellectuels qui doit diriger le mouvement. La politique consiste à imposer un programme, un leader, une stratégie, une discipline. Le philosophe d’État méprise la réflexion collective et l’inventivité qui découle des assemblées. La politique passe alors par une organisation hiérarchisée et disciplinée. Il serait trop facile d’ironiser sur l’organisation politique d’Alain Badiou et sur sa vacuité réduite à un folklore grotesque. Heureusement que ce stalinien fossilisé se révèle inoffensif.

Toni Negri et Michael Hardt regardent avec sympathie les nouveaux mouvements. Mais ils insistent sur la nécessité de créer une constitution, et ramènent la politique à la sphère institutionnelle. Un vieux fond de léninisme traverse également cette démarche. Une organisation doit guider la multitude et les foules protestataires vers un objectif commun encadré par un nouvel Etat.

Jacques Rancière estime que ces mouvements sont l’expression même de la politique. Il distingue la police et la politique. La police renvoie à la distribution des places, à l’organisation des pouvoirs et à la légitimation de l’ordre existant. La politique surgit « lorsque l’ordre naturel de la domination est interrompu par l’institution d’une part des sans-part ». Le surgissement des luttes sociales permet d’interrompre le bon fonctionnement du monde marchand.

Le philosophe refuse les avant-gardes, mais aussi l’éducation. Les individus qui subissent l’ordre capitaliste développent eux-mêmes une conscience et se révoltent. Ils comprennent ce qui leur arrive et peuvent exprimer une réflexion autonome.Pierre Bourdieu estime au contraire que les dominés sont des ignorants qui doivent se soumettre aux intellectuels pour comprendre la domination. Le sociologue préfère penser la domination, plutôt que l’émancipation.

Mais Albert Ogien et Sandra Laugier semblent également déconnectés de ces mouvements de masse. Ils insistent sur les petits actes de désobéissance et sur la concertation citoyenne pour améliorer la démocratie. Mais ils refusent de penser un mouvement de rupture avec la société marchande.

La philosophie pragmatique de John Dewey relie les problèmes publics à la vie quotidienne. Il semble important d’insister sur « le poids des faits de l’existence ordinaire et des émotions dans la détermination des choix que font les individus lorsqu’ils sont pris dans une action en commun », selon Albert Ogien et Sandra Laugier. Ces deux auteurs insistent sur une sensibilité nouvelle qui s’exprime dans les mouvements de lutte.

Une éthique du care consiste à prendre soin des personnes démunies. Cette démarche peut s’observer dans les assemblées dans lesquelles la parole de chacun doit être prise en compte. Une attention à autrui et aux situations prime sur les grandes idéologies morales. Les nouveaux mouvements rejettent le pouvoir et combattent la personnalisation. Aucune figure, aucun leader politique ou intellectuel ne se détache de ces luttes collectives.

Limites des mouvements sociaux

La violence exprime une conflictualité avec les institutions. La désobéissance civique et la non-violence ne produisent pas toujours des changements. Cet activisme routinier se contente d’adopter une posture moralisante et geignarde. Surtout, la non-violence occulte l’antagonisme des rapports sociaux et patauge dans le consensus de la pacification sociale. Seule la construction d’un rapport de force peut permettre une transformation sociale. Surtout, lorsque le pouvoir semble inflexible, la voie de la légalité devient impuissante.

Dans les mouvements de luttes actuels, la non-violence relative ne renvoie pas à un dogmatisme creux. Le choix de la non-violence par les occupants des places renvoie surtout à la réalité du rapport de force. Dans un premier temps, il semble important de se rencontrer et de s’organiser. Même si les manifestants ripostent souvent avec des jets de pierres ou de projectiles face à l’armée et à la police. Albert Ogien et Sandra Laugier insistent sur la non-violence pour une raison qui apparaît progressivement comme clairement politique. Un mouvement massif et violent ne peut plus se contenter d’un aménagement du capitalisme. Il porte la perspective d’une rupture avec l’exploitation et l’aliénation. Les deux universitaires tentent de se rassurer en considérant toute forme de rupture révolutionnaire comme un « univers conceptuel devenu obsolète ». Ils se pensent sans doute lucides quand ils considèrent qu’une solution acceptable à la crise économique et à ses conséquences existe dans le cadre du capitalisme.

Les nouveaux mouvements contestataires refusent de réduire la politique à la prise du pouvoir. Ils diffusent également des pratiques horizontales, en dehors des hiérarchies imposées par les bureaucraties politiques et syndicales. En revanche, ces nouvelles luttes s’enferment dans une dimension locale, et très souvent spécialisée sur une thématique précise. Les mouvements actuels privilégient l’immédiateté et l’urgence, le nez dans le guidon, sans inscrire leur action dans la perspective d’un changement de société.

La vague de révolte de 2011 ne débouche vers aucune transformation profonde, malgré quelques évolutions et le départ de politiciens. Mais ces mouvements de lutte permettent surtout à chacun de se réapproprier la politique, contre les discours des experts et des bureaucrates. La réflexion critique peut s’ancrer dans l’expérience de la vie quotidienne pour déboucher vers une discussion collective. Les individus refusent davantage les processus de délégation du pouvoir et aspirent à reprendre le contrôle de leur vie.

Nouvelles perspectives

Albert Ogien et Sandra Laugier analysent bien l’originalité des nouvelles luttes. Des pratiques horizontales correspondent au désir de se réapproprier la politique. Le refus de la conquête du pouvoir s’accompagne également d’un rejet de la politique traditionnelle avec un programme, un leader et une stratégie. La politique s’invente aujourd'hui dans la rue, et non dans les couloirs feutrés institutions.

Mais les deux universitaires semblent limiter les perspectives de ces révoltes qui sont loin de s’achever. Les deux auteurs préfèrent un aménagement de l’exploitation et de la domination, plutôt que leur suppression. Les mouvements contestataires doivent alors se contenter de « donner leur tonalité aux formes de l’action politique que les prochaines générations de gouvernants, de responsables, de dirigeants, de militants et de citoyens tiendront pour normale », estiment Albert Ogien et Sandra Laugier.

Au contraire, ces mouvements de révolte doivent s’élargir et se radicaliser pour liquider la vermine politicienne. L’action et la décision politique doivent devenir l’affaire de tous, et non rester pas le privilège d’une caste de bureaucrates. Les deux auteurs évoquent les nouveaux partis politiques, comme Podemos en Espagne, présentés comme des modèles. Mais ce petit vent de fraîcheur et de nouveauté ne peut déboucher que sur l’étouffoir bureaucratique avec la reconstitution d’une nouvelle élite. Des porte-parole très médiatiques semblent déjà se dégager.

Le livre d’Albert Ogien et Sandra Laugier présente bien les caractéristiques et la démarche commune des nouveaux mouvements de contestation qui se développent en dehors du cadre des partis et des syndicats. Des formes d’organisations plus horizontales s’expérimentent contre les petits chefs et les bureaucrates. Même si les assemblées ne doivent pas être idéalisées et peuvent aussi subir l’influence de politiciens en herbe.

Pourtant, la réflexion des deux universitaires évoque Claude Lefort et se rapproche de la (deuxième) gauche du capital. Pour cette mouvance, la contestation doit se contenter d’améliorer la démocratie pour devenir une « société civile » qui accompagne la représentation politique. En France, le syndicalisme de transformation sociale (Solidaires, CNT, Alternative libertaire) incarne cette dérive. Selon cette démarche, les mouvements de contestation doivent se contenter de faire pression, d’influencer les politiques publiques, d’arracher des droits et des revendications. Les luttes doivent permettre d’obtenir un aménagement du capitalisme à travers des contre-pouvoirs pour aiguillonner l’Etat social.

Au contraire, les assemblées et les mouvements de lutte se doivent d’expérimenter une nouvelle forme d’organisation pour détruire l’Etat et le remplacer. Le seul débouché politique aux mouvements sociaux, c’est la destruction du monde marchand par les assemblées, comités de grève, conseils de quartiers et autres organisations inventées par l’auto-organisation des luttes.

Source : Albert Ogien et Sandra Laugier, Le principe démocratie. Enquête sur les nouvelles formes du politique, La Découverte, 2014

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