
Les Lunaisiens (Jean-François Novelli et Arnaud Marzorati),
Benjamin Alard, août 2014
Photographie © Robin .H. Davies
Cher Guillaume,
J'aurais souhaité t'écrire plus tôt, mais je ne prévoyais pas que la mort de Christopher Hogwood viendrait ralentir nos échanges ; tu sais que j'ai toujours trouvé très intéressant le travail de ce musicien et je m'en serais voulu de lui rendre un hommage qui se résume à un enfilage de mondanités. Ce délai t'aura au moins permis de prendre tout ton temps pour me lire sur L'Autre Monde et, je l'espère, pour rêver un peu à ce spectacle avant d'en découvrir la captation. Je voudrais t'entretenir aujourd'hui des deux réalisations les plus audacieuses de cette édition 2014 du festival de l'Académie Bach d'Arques-la-Bataille, des projets que permettent la volonté pédagogique et l'exigence de cette manifestation et qui seraient sans doute plus difficilement réalisables ailleurs.
L'une consistait en une série de trois concerts visant à illustrer les métamorphoses du motet, ce genre né au XIIe siècle qui va perdurer au moins jusqu'à Brahms et dont l'étymologie même du nom indique que l'illustration du mot est ce qui le fonde. Les deux premiers concerts documentaient l'époque baroque, côté germanique puis français, et avaient été confiés aux Lunaisiens, assez inattendus dans ce répertoire, et le dernier, dédié à l'Allemagne romantique, à l'Ensemble vocal Bergamasque, rejoint par un Érard joué à quatre mains par Rémy Cardinale et Fréderic Rouillon et des timbales résonant sous les mailloches de Philippe Bajard pour un bouquet final de toute beauté — mais n'anticipons pas.

Ensemble vocal Bergamasque, Marine Fribourg
Rémy Cardinale & Frédéric Rouillon
Photographie © Robin .H. Davies
La quiétude et le soleil qui baignaient Arques-la-Bataille donnaient au samedi l'air d'un beau dimanche et je ne me suis
pas installé dans l'église sans me dire un court moment que je m'apprêtais à assister à l'office. Le programme de cet ultime concert de onze heures était large, de Bach à Wolf en passant par
Mendelssohn, Brahms et Bruckner. Si les pièces d'orgue, comme je te l'ai dit, m'ont un peu laissé sur ma faim, tel n'a pas été le cas de la prestation de l'Ensemble vocal Bergamasque, dirigé
avec beaucoup d'énergie par Marine Fribourg.
Pour finir, je dois te préciser que ces trois concerts étaient gratuits, offrant donc la possibilité à qui le souhaitait de pouvoir jouir, sans bourse délier, de plus de trois heures de musique aussi superbe que nourrissante. Une des images que je conserve est celle de l'église Saint-Rémy à la grandeur masquée par le manteau hideux du délabrement : lorsque je me levai de mon banc après les applaudissements, je vis, en me retournant, que le chœur était plein d'un public de tout âge et de toute condition, jeunes, vieux, touristes, familles, certains debout, d'autre assis autour de l'autel et qui tous étaient venus écouter un peu de musique avant de reprendre le cours de leur existence. N'y a-t-il pas meilleure illustration de ce que peut être la communion ?

Hélène Schmitt, août 2014
Photographie © Robin .H. Davies
L'autre « folie » de cette édition 2014 était de proposer en deux fois, le jour d'ouverture et de clôture du festival à 22 heures 30, l'intégralité des Sonates du Rosaire de Biber, ce recueil complexe et mystérieux auquel la majorité des violonistes baroques rêve un jour de se confronter, ce qui a donné, au disque, quelques lectures mémorables signées, entre autres, par Reinhard Goebel, Gunar Letzbor ou Alice Piérot. Ces deux concerts voyaient Hélène Schmitt, une musicienne que j'apprécie au point d'avoir acheté tous ses disques parus chez Alpha, lesquels m'ont d'ailleurs rarement déçu, les affronter, accompagnée par une petite équipe de continuo (orgue ou clavecin, théorbe, violone ou viole de gambe), dont certains membres assuraient des ponctuations entre deux groupes de sonates en interprétant qui une toccata, qui une pièce de caractère, qui une sonate écrite pour son instrument.
Une telle entreprise, dont il faut saluer le courage, soulève plusieurs questions. La première est celle de programmer à
une heure aussi tardive et après un premier concert, une œuvre aussi dense et exigeante pour l'auditeur, même le mieux disposé, la seconde étant celle des moyens, car si le disque autorise sans
peine de n'utiliser que deux violons, la pratique de la scordature rend cette option particulièrement périlleuse au concert, surtout quand les conditions matérielles (variations de température
et d'hygrométrie) ne sont pas idéales. Nous sommes donc passés par tous les états possibles durant ces presque trois heures, de l'éblouissement lorsque le violon tenait l'accord et permettait à
Hélène Schmitt de déployer l'impeccable netteté de trait,
Veux-tu une bonne nouvelle avant que je relise cette lettre et qu'elle parte vers toi ? Au début du mois de septembre, quelques jours, donc, après ces concerts, Hélène Schmitt et ses compagnons ont pris la direction de l'Allemagne pour aller y graver ces Sonates du Rosaire et il ne fait guère de doute à mes yeux que ce disque, à paraître chez Æolus, est appelé, sauf accident, à faire partie de ceux qui comptent.
Porte-toi bien et sois heureux.
A bientôt.
Le Mot et le Verbe —Parcours sur le motet en trois concerts
Benjamin Alard & Marc Meisel, orgue Michel Giroud (1997) de l'Église Notre-Dame d'Arques-la-Bataille et orgue Claude Parisot (1739) de l'Église Saint-Rémy de Dieppe
I. Jeudi 20 août 2014, Église d'Arques-la-Bataille : Allemagne baroque
Johann Sebastian Bach (1685-1750), Nun komm der Heiden Heiland BWV 659, Trio super Nun komm der Heiden Heiland BWV 660, Nun komm der Heiden Heiland BWV 661, An Wasserflüssen Babylon BWV 653, Jesus Christus, unser Heiland BWV 665, Jesus Christus, unser Heiland (alio modo) BWV 666, Jesu meine Freude BWV 227, Von deinen Thron tret' ich BWV 668
Les Lunaisiens
Cécile Granger & Karine Séraphin, dessus
Paul Figuier, contre-ténor
Jean-François Novelli, ténor
Arnaud Marzorati, basse
II. Vendredi 21 août 2014, Église Saint-Rémy de Dieppe : France baroque
Johann Sebastian Bach, Himmelskönig, sei willkommen BWV 182 : Sonata, Marc-Antoine Charpentier (1643-1704), Magnificat H 73, Johann Sebastian Bach, Allein Gott sei in der Hoh' sei Ehr' BWV 663, Trio super Allein Gott sei in der Hoh' sei Ehr' BWV 664, Daniel Danielis (1635-1696), Adoro te, Jesu mi suavissime, Johann Sebastian Bach, Fantasia BWV 562, O Lamm Gottes, unschuldig BWV 656, Marc-Antoine Charpentier, Transfige dulcissime Jesu H 251
Les Lunaisiens
III. Samedi 22 août 2014, Église d'Arques-la-Bataille : Allemagne romantique
Felix Mendelssohn-Bartholdy (1809-1847), 6eSonate pour orgue, Johann Sebastian Bach, Schmücke dich, o liebe Seele BWV 654, Anton Bruckner (1824-1896), Christus factus est, Hugo Wolf (1860-1903), Resignation, Felix Mendelssohn-Bartholdy, Richte mich, Gott op. 78 n°2 (version révisée), Johannes Brahms (1833-1897), Onze Préludes de Chorals (extraits), Ein deutches Requiem op. 45 (version de Londres) : Denn alles Fleisch, es ist wie Gras*
Ensemble vocal Bergamasque
Marine Fribourg, direction
*Rémy Cardinale & Frédéric Rouillon, piano Érard 1895 à quatre mains
Philippe Bajard, timbales
Mercredi 20 août et samedi 22 août 2014, Église d'Arques-la-Bataille
Heinrich Ignaz Franz Biber (1644-1704), Les Sonates du Rosaire
Hélène Schmitt, violon
François Guerrier, orgue & clavecin
Massimo Moscardo, théorbe
Jan Krigovski, violone
Francisco Manalich, viole de gambe
Évocation musicale :
1. Johann Sebastian Bach (1685-1750), Jesus Christus, unser Heiland BWV 665
Ewald Kooiman, orgue Johann Andreas Silbermann (1778) du Temple protestant de Bouxwiller (Bas-Rhin, Alsace)
2. Marc-Antoine Charpentier (1643-1704), Magnificat H 73
Serge Goubioud, haute-contre
Robert Getchell, taille
Jean-Louis Georgel, basse
Le Parlement de Musique
Martin Gester, direction
3. Johannes Brahms (1833-1897), Ein deutsches Requiem op. 45 (version de Londres) :
II. Denn alles Fleisch, es ist wie Gras
Langsam, marschmäßig – Un poco sostenuto – Allegro non troppo
Chorus Musicus Köln
Andreas Grau & Götz Schumacher, pianoforte Julius Blüthner, Leipzig, 1853-55
Christoph Spering, direction
4. Heinrich Ignaz Franz Biber (1644-1704), Les Sonates du Rosaire :
XVI. Passacaille (« L'Ange gardien »)
Les Veilleurs de Nuit
Marianne Muller, viole de gambe
Pascal Monteilhet, théorbe
Élisabeth Geiger, clavorganum
Alice Piérot, violon & direction
Toutes les photographies illustrant cette chronique sont de Robin .H. Davies, utilisées avec sa permission. Toute utilisation sans l'autorisation de l'auteur est interdite.
2. Marc Meisel et Les Lunaisiens
3. Les Lunaisiens
5. Ensemble vocal Bergamasque, Marine Fribourg, Rémy Cardinale & Frédéric Rouillon
6. Philippe Bajard
8. Massimo Moscardo, Hélène Schmitt