d'après L’INUTILE BEAUTÉ de Maupassant
( I )
Devant un hôtel particulier,
Une élégante victoria attendait.
Allait s’y assoir la comtesse de Mascaret
Au moment où son mari rentrait.
Elle était si belle et distinguée
Que la jalousie dont le comte était dévoré
Depuis si longtemps
Le mordit au cœur de nouveau.
Il s’approcha en la saluant :
-« Vous allez vous promener ? »
Elle laissa passer trois mots :
-« Vous le voyez. »
-« Me serait-il permis de vous accompagner ? »
-« La voiture est autant à vous… qu’à moi. »
Il monta et ordonna : -« Jean, au bois ! »
Le valet de pied s’assit près du cocher.
Les deux époux, côte à côte, sont restés
Un long moment sans parler.
Puis le comte, n’y tenant plus à la fin,
Glissa sa main
Vers la main gantée de la comtesse
Mais d’un geste
Celle-ci retira son bras.
Alors le comte murmura : -« Gabrielle !
Je vous trouve si belle… »
Elle ne répondit pas
Et prit un air d’altesse irritée
Le comte de Mascaret reprit :
-« Ma chérie… »
Elle l’interrompit d’une voix exaspérée :
-« Oh ! Laissez-moi, s’il vous plait.
Dire que je n’ai même plus la liberté
D’être seule pour me promener ! »
-« Vous n’avez jamais été aussi jolie
Qu’aujourd’hui. »
Avec une colère qui ne se contenait pas,
La comtesse répliqua :
-« Je ne serai plus jamais à vous. »
-« Que dites-vous ?
Parlez ! »
-« Je n’accepte plus le supplice de la maternité
Que vous m’imposez
Depuis onze années ! »
Le comte pâlit et balbutia :
-« Je ne comprends pas. »
-« Si, vous comprenez.
Il y a trois mois j’accouchais
D’Edouard-Armand,
Et déjà vous trouviez
Qu’il était temps
De me faire un autre enfant ! »
-« Vous déraisonnez ! »
-« Non. Nous sommes mariés
Depuis onze ans.
J’ai trente ans et sept enfants.
Espérez-vous continuer sur votre lancée
Encore dix ans ? »
Il saisit le bras de la comtesse et l’étreignant :
-« Je ne vous permets pas de me parler
Plus longtemps ainsi. »
-« Je vous parlerai jusqu’à ce que j’aie fini.
Je ne vous ai jamais aimé.
Vous m’avez forcée à vous épouser.
Vous m’avez achetée
Puis, vous êtes devenu jaloux,
Vous,
Comme aucun homme ne l’a jamais été.
Nous n’étions pas mariés depuis huit mois
Que vous avez commencé à douter de moi
Et comme vous ne pouviez empêcher
Une des plus jolies femmes de Paris
D’afficher sa beauté
Dans les salons et dans les journaux aussi,
Vous avez imaginé,
Pour écarter de moi les galanteries,
De me faire passer ma vie
Dans une perpétuelle grossesse. Vous niez ?
Au début, je n’avais pas compris. Mais j’ai appris
Car vous vous en êtes vanté. On m’a tout dit :
Les portes brisées, les serrures forcées !
À quelle existence m’avez-vous condamnée
Depuis onze ans !
Une existence de jument,
De jument…poulinière.
Chaque fois que vous m’engrossiez,
Vous m’envoyiez
Faire mon petit dans votre château, au vert.
Et quand, fraîche et belle, je reparaissais,
La jalousie vous reprenait.
Vous recommenciez à me poursuivre
De l’infâme et haineux désir
Dont vous souffrez
Encore en ce moment, à mon côté.
Vous n’avez pas le désir de m’aimer
Mais celui de me déformer.
J’ajoute : vous aimez vos enfants
Non parce qu’ils sont de votre sang
Mais comme des victoires sur ma beauté,
Et sur les compliments qu’on m’adressait.
Au théâtre, vous paradez avec nos aînés,
Et avec les plus jeunes, vous vous promenez,
Afin que soit répété dans la haute société :
’’ Quel bon père’’. »
-« Ces paroles, venant d’une mère,
Sont honteuses. Vous me choquez.
Vous êtes à moi. Je peux exiger
De vous tout ce que je voudrais…
Quand je voudrais… »
-« Me croyez-vous pieuse ? » -« Mais oui. »
-« Pensez-vous que je crois en Dieu ? » -« Oui.»
-« Voulez-vous m’accompagner à St-Éloi ? »
-« Pour quoi faire ? » -« Vous le verrez. »
La comtesse éleva la voix et dit au cocher :
-« Jean !… À l’église Saint-Éloi ! »
Et la victoria retourna vers Paris.
La comtesse et son mari
Se turent durant le trajet.
Puis, lorsque la voiture fût arrêtée
Les Mascaret pénétrèrent
Dans le saint lieu et s’agenouillèrent.
-« Ce que j’ai à vous dire, le voici.
Après, vous ferez ce que vous voudrez.
Vous me tuerez si cela vous plait :
Un de mes enfants n’est pas de vous.
Je le jure devant Dieu qui est ici.
C’était ma vengeance contre vous,
Contre ces travaux forcés
De l’engendrement
Auxquels vous m’avez condamnée.
Qui est mon amant ?
Vous ne le saurez jamais.
Je me suis donnée à lui
Uniquement pour vous tromper.
Et il m’a rendue mère, lui aussi.
Qui est son enfant ? Vous ne le saurez jamais.
J’en ai sept, cherchez !
Vous m’avez forcée aujourd’hui
À le confesser. Voilà. C’est dit. »
Et la comtesse s’enfuit,
S’attendant à entendre, derrière elle,
Le pas rapide de son mari.
Elle gagna sa voiture, y monta d’un saut
Et cria au cocher : « Jean ! À l’hôtel ! »
Les chevaux partirent au grand trot.
( II )
-« Quelle heure est-il, William ? »
-« Il est huit heures, Madame.
Et Madame la comtesse est servie. »,
-« Le comte est-il rentré ? »
-« M. le comte est dans la salle à manger. »
Lorsqu’elle y entra, son mari
Et les enfants aînés étaient déjà assis.
Soudain le comte dit à sa femme :
-« Madame,
En face de vos enfants, ici,
Me jurez-vous la sincérité
De ce que vous m’avez tantôt révélé ? »
-« Je jure que je vous ai dit la vérité. »
Le comte, exaspéré,
Se leva et sortit.
-« Ne faites pas attention, mes chéris,
Votre père a du chagrin.
Il n’y paraîtra plus dès demain. »
Tout en dinant,
Elle causa avec ses enfants
Puis monta se coucher
Et …ferma le verrou de sureté.
Au réveil, son valet William lui apportait
Une lettre de son mari :
’’ Je pars visiter l’Italie.
Toutes vos dépenses seront réglées
Par mon notaire pendant mon absence.
Je rentre dans trois mois, je pense. ’’
( III )
Durant l’entracte d’un opéra de Verdi,
Deux amis
Observaient les femmes décolletées,
Diamantées, emperlées.
L’un d’eux, Roger du Marais,
Dit à son compagnon,
Bernard de Gramont :
-« Regarde la comtesse de Mascaret
Comme elle est belle ! »
-« Je te crois qu’elle est belle !
Quel âge peut-elle avoir maintenant ? »
-« Je vais te le dire. Je la connais. Attends…
Elle a …trente-sept…Non, trente-six ans. »
-« J’aurai dit vingt-cinq ! » -« Et elle a eu sept enfants !
De plus, c’est une excellente mère. »
-« Et près d’elle, c’est le père ? »
-« Non. Quand Mascaret
Vivait à ses côtés,
Il avait un caractère ombrageux,
Grincheux, soupçonneux.
On a cru qu’il avait de gros soucis.
Il a beaucoup vieilli, lui. »
Du Marais lorgnait la comtesse et reprit :
-« Cette femme a vraiment eu sept enfants ? »
-« Oui. En onze ans.
Quand elle eut fini
Sa période de reproduction,
Son mari est parti en Italie.
Et elle entreprit
Une phase de représentation.
-« Pense à ces pauvres femmes, Roger :
C’est toute leur jeunesse, toute leur beauté,
Toute leur espérance de succès
Qui est sacrifié
À la reproduction. »
-« C’est la nature, dit-on. »
-« On dirait que Dieu a voulu interdire
À l’homme d’idéaliser et embellir
Sa rencontre avec la femme.
Et Il semble avoir oublié
À quels contacts elle est forcée.
Regarde cette noble dame :
Il est honteux que ce bijou, cette perle,
Née pour être belle,
Admirée,
Fêtée, et adorée
Ait passé onze ans de sa vie
À donner tant d’héritiers
Au comte de Mascaret. »
En riant, Gramont répondit à son ami :
-« Dans tout cela, il y a beaucoup de vrai
Mais peu de gens te comprendraient. »
-« Sais-tu comment je conçois Dieu ?
C’est un organe créateur monstrueux !
Il crée parce que c’est Sa fonction
Mais Il ignore ce qu’Il fait,
Inconscient des multiples combinaisons
Produites par Ses germes éparpillés ! »
( IV )
Des années ont passé.
Mascaret dit un soir :
-« Mon amie, ne trouvez-vous pas que cette histoire
A assez duré ? »
-« De quoi voulez-vous parler ? »
-« Du supplice auquel, depuis six ans,
Vous me condamnez. » -« Je n’y puis rien. »
-« Dites-moi enfin
Quel est l’enfant
Qui n’est pas de moi. »
-« Jamais. »
-« Vous devriez songer
Que je ne puis les voir autour de moi,
Sans avoir le cœur broyé par ce soupçon.
Dites-moi, ma chère Gabrielle,
Lequel ou laquelle.
Est-ce une fille ou un garçon ?
Qui est-ce ?
Je me pose sans cesse
Cette question.
Elle me torture, cette question.
Je deviens fou. »
-« Vraiment ?
…Souffrez-vous ? »
-« Affreusement.
Je ne vous ai pas tuée
Parce que je n’aurais gardé
Aucun moyen de découvrir jamais
Lequel n’est pas à moi. Dites-moi la vérité,
Je vous en supplie. »
-« Je ne voulais plus continuer cette vie
De grossesses continuelles.
Oui, je vous ai menti.
C’était le seul moyen que j’avais
Pour vous interdire mon lit, mais
Je ne vous ai jamais trompé. »
-« Est-ce vrai, Gabrielle ? »
-« C’est vrai. »
La comtesse tendit la main à son mari :
-« Alors, nous sommes amis ? »