Photo AL
Docilement attachées, les gondoles s’agitent au gré des flots, si bien qu’on les dirait impatientes de partir, avides de se charger pour parcourir la ville et ses méandres gris. Des cloches se font entendre, résonnent dans la lumière qui hésite entre l’or et le rose propre aux enfants timides. Irrémédiablement, la cité sinueuse se réveille, ses pavés martelés par les pas des touristes, et sous le pont fameux on pourrait presque croire l’entendre soupirer, étouffer un bâillement – ses canaux comme des bras souples s’étirent lentement.
Le soleil magistral se prend pour un doge qui disperse quelques ors sur les toits paresseux et de ses doigts moirés il caresse cette peau vénitienne marbrée de veines sombres. Malgré la frénésie des étrangers multiples, une langueur s’engouffre dans la moindre ruelle, se faufile pudiquement sous les arcades qui gardent, même en plein jour, leur noirceur redoutable. On a beau voir des groupes, des familles, tous ces fauteurs de troubles, la ville reste fluide, sourde aux cris de ces hommes qui déchargent leurs bateaux, sourdes aux chants des gondoliers habiles qui en font un peu trop pour forcer le folklore.
Sur une mince colonne, un lion muni d’ailes vermeilles se tient prêt à bondir, féroce, sur sa proie. Peut-être rêve-t-il de fondre sur un homme, d’en croquer les entrailles, et cet homme, après tout, s’en moquerait sûrement, trop ivre du bonheur de périr à Venise.
Nos oreilles attentives résonnent de toutes les langues, tant Babel en ces lieux a déroulé ses aises et le rire des mouettes concurrence le chant des flots cependant qu’un parfum maritime monte lentement, imprègne les cheveux, les étoffes, la peau. La moiteur est palpable au point que l’on pourrait, si on rêvait un peu, en prendre un morceau dans sa main, le glisser dans sa poche pour le sortir un jour où le cœur sera lourd. Dans les yeux, dans la main, dans les coquillages nacrés qui nous servent à entendre, jusque dans les narines reines de la mémoire, le mystère de la Sérénissime se glisse, s’accroche à nous. Le dédale infini, le pont où les soupirs ne sont que souvenirs dessinent la certitude qu’Éden n’est pas perdu.
Notice biographique
Clémence Tombereau est née à Nîmes et vit actuellement à Milan. Elle a publié deux recueils, Fragments et Poèmes, Mignardises et Aphorismes aux éditions numériques québécoises Le chat qui louche, ainsi que plusieurs textes dans la revue littéraire Rouge Déclic (numéro 2 et numéro 4) et un essai (Esthétique du rire et utopie amoureuse dans Mademoiselle de Maupin de Théophile Gautier) aux Éditions Universitaires Européennes. Récemment, elle a publié Débandade(roman) aux Éditions Philippe Rey.