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"La Vie mode d'emploi" de Georges Perec

Par Leblogdesbouquins @BlogDesBouquins
Ceux qui me connaissent savent que je suis au moins autant amateur de « jeux » que de littérature. Notons que je ne mets derrière ce terme de « jeu(x) », rien de très précis. Je n’y vois en effet pas plus d’amusements électroniques sur PC, console ou téléblette, que de défis sportifs ou de tables remplies de pions. Seulement une manière d’aborder le monde, les relations interindividuelles, ou le travail de la pensée. Cela me fait au moins, à défaut du talent, un point commun fort avec Georges Perec, dont, après m’être délecté du très confidentiel, anecdotique et gourmand Cantatrix Sopranica L. il y a quelques années, j’ai abordé l’un des grands œuvres. La Vie mode d’emploi, bien plus que le Guide du voyageur galactique, rien moins qu’une parcelle de l’univers capturée dans quelques centaines de pages
L’avis d’Emmanuel
Simultagnosie
Il me semble qu’il y a quelque chose de vertigineux à essayer de se percevoir au milieu du monde. Comment en effet arriver, sans même tenter de s’extirper de notre vision egocentrée, à envisager dans son inconcevable simultanéité l'humanité qui vit autour de nous. Certes, lorsque je me brosse les dents à minuit douze avant d’aller me coucher, je suis capable d’imaginer que des milliers de personnes font de même à travers la planète. Mais ce n’est rien de plus qu’une extrapolation abstraite de ce que je suis en train de faire, une démultiplication d’une action unique. Que j’essaie seulement de visualiser ce qui à ce moment précis occupe mes parents, frères et sœurs, oncles, tantes, cousins, cousines et je me sens bientôt proche de m’évanouir. Car c’est là plus que ne peut concevoir mon cerveau, et c’est pourtant la vie qui se fait. Ce qui implique que mon esprit, dans sa terrible imperfection, est incapable de saisir la vie qui s’écoule, se trouvant contraint par les bornes étroites de ma petite existence. Ne parlons pas alors des innombrables ramifications qu’il faudrait faire partir de ces instants simultanés. Car aussi bien que je me souviens en crachant au fond de mon lavabo de mon cours de chimie de seconde sur les principes de l’émulsion, ma mère pense en éteignant la lumière à la recette du gratin dauphinois qu’elle nous prépare à chacune de nos premières visites de l’automne et mon cousin qui ouvre le journal municipal à la page des faits divers rapproche le nom du conseiller fraichement élu dont le portrait figure en page 4 de celui de son garagiste, pas tout à fait homonyme, mais pas loin d’homophone, et se souvient de la triste destinée de sa première voiture… 
Heureusement, Perec a pensé à moi.Car La Vie mode d’emploi, c’est juste, et rien moins que ça. La tentative d’épuisement, tel qu’il aimait appeler ce genre d’entreprises, d’une infime seconde dans un espace circonscrit, celui du 11 rue Simon-Crubellier. Cette seconde qui précède, qui signe et qui suit l’étonnante fin de l’étonnant Bartlebooth. Un instantané tentaculaire de la vie de l’immeuble duquel on aurait enlevé la façade, à la manière des maisons de poupées, pour en embrasser la grouillante simultanéité. Une constellation fugace formée par des étoiles dont la course complexe se croise précisément à cet instant, formant pour une fraction de minute un motif identifiable qui déjà disparait. Une immense ludothèque dont chaque pièce renferme ses propres jeux, qui eux-mêmes en contiennent d’autres et que l’on prend plaisir à arpenter en suivant un motif prédéfini (en l’occurrence, le mouvement du cavalier sur un échiquier, cf Cahier des charges de La Vie mode d'emploi).
Anti première gorgée de bièreLes lignes défilent et je ne suis toujours pas entré dans le détail de l’ouvrage. Son histoire précise, ses péripéties, ses temps forts. Comment le pourrais-je ? Y-a-t-il un quelconque intérêt à raconter l’histoire des boites de café transportées à travers le monde pendant 15 ans par Bartlebooth ? Celle de Carel van Loorens ? Les vertigineuses énumérations dans lesquelles nous font plonger les machineries de l’ascenseur ? Ou même l’insensé projet total de Bartlebooth ? Certes non, car tirées de l’ensemble, ces fragments de vie se terniront aussi vite que le coquelicot se fane lorsqu’il est cueilli, pour devenir d’insipides anecdotes. Et au contraire de ce que propose Philippe Delerm, ici, la vie n'est pas dans l'anecdote, mais bien l'anecdote dans la vie. Et là se trouve la force, mais aussi la difficulté de La Vie mode d’emploi. Car comme on a du mal à voir le dessin global d’un puzzle avant d’en avoir assemblé toutes les pièces, ce n’est qu’à l’issue du chapitre 99 que la « totalité » de l’œuvre de Perec se révèlera au lecteur qui aura eu la force de l’atteindre.
A lire ou pas ?En s’armant de courage et de persévérance, nécessairement. En y entrant par le jeu littéraire, l’amour de la langue, le plaisir de l’anecdote, l’envie de parfaire sa culture, au choix. En visant l’épilogue ou en s’arrêtant dès les premiers chapitres, mais pas au milieu, surtout. En rassemblant toutes ses facultés d’émerveillement, son ouverture d’esprit et sa puissance d’imagination, au mieux.  En étant averti et en choisissant la bonne fenêtre de tir, si possible. Mais, un jour ou l’autre, avant de mourir, oui, il faudra lire La Vie mode d’emploi.

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