Un double parti-pris (esthétique et sémiotique, ou linguistique) préside le premier long-métrage de Myroslav Slaboshpytskiy, cinéaste ukrainien remarqué et lauréat de deux Ours d'or du court-métrage à Berlin. D'un côté, ce sera le choix d'un film muet (mais sonore, nous y reviendrons), par le biais d'un langage des signes qui ne sera ni commenté, ni traduit, ni sous-titré, et de l'autre ce sera celui du plan-séquence systématique. C'est dire la promesse d'austérité de l'ensemble.
Un carton nous informe donc du premier choix, tandis que le deuxième est rapidement manifeste : l'introduction du film est pliée en deux longs et très beaux plans. L'arrivée d'un bus qui dépose un jeune sourd muet au milieu de nulle part, puis l'arrivée de ce dernier dans le centre d'accueil où il est supposé suivre des cours. Il s'agit là d'un sas narratif classique du cinéma de l'hétérotopie - et ici de la dystopie. Arrivée en bus, passage sous-terrain, escalier : on est amené avec fluidité (plan-séquence oblige), dans un autre monde, un outre-monde presque. Le deuxième plan est quant à lui sans appel, la caméra se stabilise derrière une vitre depuis laquelle sera filmée toute une scène, un protocole de rentrée scolaire qui sonne remarquablement faux et totalement silencieux. Une fois ce décorum terminé et les élèves disparus dans l'établissement, notre personnage arrive seul sur les lieux désertés. Le message est simple (et désespéré) : il sera l'étranger dans un monde en vase clos, donc déjà étranger à notre monde.
La suite du film poursuit ce principe et le résultat est saisissant pendant près d'une heure. L'étrange silence d'un réfectoire bondé, le chahut mimé d'un cours, et déjà des logiques de domination, d'exploitation et d'exclusion qui pointent. Si on essaie quelques instants de saisir les "dialogues" des personnages, on abandonne rapidement et presque inconsciemment, ne percevant au final que l'essentiel des gestes et des actes en évacuant la banalité supposée des échanges entre les personnages. L'horreur peut commencer. Elle est omniprésente, étalée cliniquement. Les jeunes sont des laissés pour compte dans cet établissement clinique et délabré, donc les plus forts se sont organisés, ont pris le pouvoir et dominent les autres. Ce sont d'abord des marchands de sommeil, puis de colifichets à bord des trains, puis des proxénètes. Le portrait est sinistre, dérangeant. Une minorité déjà stigmatisée que l'on enfonce un peu plus ? Je ne crois pas. Le style glauque, brutal et réaliste du cinéaste rappelle celui, non moins aimable du Alan Clarke de Elephant. La caméra très mobile accompagne à petite distance les déplacements des personnages qu'elle suit d'une chambre à l'autre, d'un couloir à l'escalier, ou d'un supermarché à une parc d’attractions abandonné. Le plan fixe est généralement l'aboutissement de ce long déplacement vers une sorte de stase narrative souvent choquante et minutieusement cadrée. Le procédé, à la fois réaliste et esthétisant (c'est une certaine idée, violemment pessimiste, du réel qui est en jeu), pourra rebuter. Mais force est de constater l'impact de certaines scènes, comme l'attaque de l'homme de nuit, grand moment de bestialité, et le combat à mains nues de jour. Dans ces deux moments emmenés par de majestueux travellings latéraux, on assiste à un glissement de l'humain vers l'animal, ou vers le primitif. La Tribu, c'est ça, ce moment où des laissés pour compte d'une société bureaucratique - et un brin totalitaire, on le devine - se réorganise suivant des schémas anciens de violence comme structure des rapports humains. L'homme exploitant l'homme (ou la femme), l'homme prenant l'homme en proie, l'homme affrontant l'homme pour conquérir respect et pouvoir. Le nouveau venu se fera finalement respecter pour un temps et trouvera sa place dans cette micro société marginale régie par la violence et l'exclusion.
Malheureusement, après une heure de grande rigueur cinématographique et de propos certes implacable mais pour ma part difficilement attaquable, le film atteint un point d'inflexion qui vient remettre en question son dispositif et son point de vue. Le personnage principal semble, veut-on nous faire comprendre en tout cas, tomber amoureux d'une des jeunes filles prostituées par le clan. Il la paie (!) pour obtenir ses faveurs, qu'il obtient dans un très embarrassant plan fixe. C'est à mon sens l'énorme faiblesse du film, le moment où tout bascule. Malaise de voir des comédiens non professionnels simuler maladroitement des étreintes qui de toutes façons auraient été maladroites. Malaise de se dire qu'une vraie scène porno non simulée aurait été au moins tout aussi gênante. Malaise de se dire que finalement la seule solution viable pour cette séquence aurait été d'apporter un peu de montage, de découpage. Il y a un dysfonctionnement narratif et esthétique dans cette séquence. Quelque chose d'étrange, où l'on ne voit plus que l'aspect fabriqué du cadre (éclairage, décors insalubre) qui devient presque beau d'un point de vue photographique (nudité des corps - ce sera plus flagrant dans la scène qui donne au film son affiche), qui se voudrait touchant, mais qui ne suscite que dégoût et gêne. L'acteur ne bande pas et c'est bien normal, mais on est supposé imaginer que sa mécanique fonctionne et il enchaîne les tristes positions d'un kamasutra désincarné. Le mal est fait, et après ce moment on nous demande tacitement de comprendre : maintenant il est amoureux et tout va changer.
Mais avant de poursuivre, prenons le temps de mesurer l'impact de cet échec sur le reste du film. Ce refus manifeste du montage même lorsqu'il aurait été nécessaire amène un soupçon, un doute sur la justification du procédé pour le reste du film. Le plan-séquence au cinéma, c'est l'ambivalence, le paradoxe. Supplément de réel et de continuité, refus du montage donc à la fois une forme de facilité voire de paresse, mais également un geste qui suppose une certaines virtuosité ou une dimension chorégraphiée (donc loin de tout réalisme en fin de compte) des scènes concernées. Le début du film reste très beau justement parce qu'il paraît alors chorégraphié (le protocole inaugural, la déambulation nocturne où les corps silencieux surgissent tels des fantômes de l'ombre du parc abandonné, le mouvement qui amène le groupe fragmenté à se réunir pour regarder l'étrange combat entre les hommes de la bande, grand moment de pantomime). Mais la suite est désormais irrémédiablement marquée de ce soupçon, comme salie. Et c'est là que le bât blesse : réitération des séquences de prostitutions qui font basculer le film dans un automatisme, une litanie mécanique dont le propos est clair (la banalité du mal, l'aspect routinier de l'horreur la plus totale pour traduire la perte de repère et l'éloignement de la norme dans lequel a basculé la "tribu") mais qui ne fonctionne plus tout à fait. Mais surtout réitération des scènes de sexe gênantes où le "héros", décidément complètement paumé, prétend protéger celle qu'il continue de prostituer pourtant à propre exclusivité personnelle.
Ambivalence permanente donc d'un film dont je choisis de croire que le message social est clair, difficile mais pas odieux puisqu'il dénonce les institutions et le système administratif qui sont de toute façon complice de ces trafics divers et variés, à travers un scénario et une mise en scène qui ne font pas toujours les meilleurs choix. Le personnage sera donc de nouveau exclu du groupe (au point de tomber aussi bas que l'exclu parmi les exclus, le petit trisomique sourd muet, c'est dire la noirceur de ce film). Ainsi mis au ban de ceux qui le sont déjà, il tentera alors de mettre fin - à sa manière - à cette aberration. La violence extrême répond à la violence extrême puisque les personnages de cette terrible fiction ne connaissent finalement que ce mode d'expression.
Difficile donc d'avoir un avis vraiment objectif et tranché sur une oeuvre aussi noire et tourmentée à l'esthétique aussi radicale. Bien sûr, je comprends que l'on déteste totalement ce genre de cinéma, bien sûr moi-même j'ai été bousculé, choqué voire outré par certains morceaux de bravoure du film (l'avortement, le plan final) Mais je ne peux m'empêcher de reconnaître une certaine force à ce tableau désespéré, d'éprouver un mélange de fascination et de dégoût pour ce récit. Je regrette certaines scories indubitables : la première scène de sexe entre le personnages central et la jeune fille, la longueur de certains passages (le saccage de l'appartement du professeur véreux), la fausse immersion suggérée par le dispositif sonore et muet du film. Mais pour autant je n'y vois pas de mépris pour une communauté dans son ensemble, juste le récit torturé d'une dérive avérée (le film se fonde sur des événements qui ont bien eu lieu et sont pour certains bien connus) sous forme de film-coup de poing. Ça ne fait pas beaucoup de bien, mais c’est important que cela existe.
Plus généralement, la question d'un film en langage des signes est une belle idée de cinéma,
qui aurait sans doute mérité une exploration plus heureuse et moins sombre. Le temps nous dira si un tel film se fera un jour. D'ici là, nous devrons nous contenter de ce voyage au bout de l'enfer, aux limites de l'humain et du bestial, sous forme de brûlot social formellement radical.
Titre original
Plemya
Réalisation
Myroslav Slaboshpytskiy
Date de sortie
1er octobre 2014 avec UFO Distribution
Scénario
Myroslav Slaboshpytskiy
Distribution
Grigoriy Fesenko, Yana Novikova & Rosa Babiy
Photographie
Valentin Vasyanovych
Musique
Support & durée
35 mm / 132 min
Synopsis:Sergey, sourd et muet, entre dans un internat spécialisé et doit subir les rites de la bande qui fait régner son ordre, trafics et prostitution, dans l’école. Il parvient à en gravir les échelons mais tombe amoureux de la jeune Anna, membre de cette tribu, qui vend son corps pour survivre et quitter l’Ukraine. Sergey devra briser les lois de cette hiérarchie sans pitié.